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Noël de pauvres

Publié le 21 décembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Quand il arriva chez lui, il était déjà tard et sa femme ronflait sur le canapé. Le petit salon baignait dans la faible lumière de la télévision, cependant que les publicités racontaient leurs salades habituelles. Les couleurs agressives renvoyées par le petit écran juraient sur la tapisserie et le mobilier ternis par l’action du temps et par des années de tabagisme ininterrompu. Pendant que toute la ville se parait de ses plus beaux atours pour les fêtes de fin d’année, son appartement ressemblait à un repaire sous-terrain et post-apocalyptique. Il pensa qu’un jour peut-être, une nouvelle espèce se développerait dans les quartiers dits « défavorisés ». Pas une espèce supérieure comme le pensent les scientifiques de l’évolution, avec un quotient intellectuel à trois chiffres, la peau douce et le teint frais comme dans les réclames  qui n’en finissaient plus, mais plutôt une sorte de croisement parallèle entre l’homme et le rat, plus aptes à vivre dans toute la merde que l’hominidé actuel laisse derrière lui sous forme d’emballages ou de faubourgs pourris d’habitations à loyer modéré.

Il posa ses paquets sur la table de la cuisine, prit une canette de bière dans le frigidaire, et la descendit d’un trait. Il fit entendre un rot sonore, ouvrit la bouteille de whisky acquise grâce à la  prime de fin d’année généreusement accordée par les services sociaux et se mit aux fourneaux. Quand l’huile commença de rissoler, il se mit à penser à l’assistante sociale. Au début, il allait requérir son aide avec un mélange de dépit et de gêne. C’était une jolie fille souriante qui l’assurait que tout finirait pour s’arranger. Lui pensait qu’il n’était qu’une sombre bouse inadaptée. Puis effectivement, ça s’était arrangé puisqu’il avait trouvé un travail à la chaîne. Et un jour pendant une grève consécutive à une rumeur de délocalisation, il alla expliquer sa manière de penser à son patron en lui collant deux yeux au beurre noir et en lui cassant la mâchoire sur un coin de bureau. Du syndicalisme clair, net et pas sans bavure qui lui valut deux ans de calèche. Le souvenir de la taule le rembrunit et il jeta sans précaution ses deux steaks dans la poêle, si bien que des gouttes d’huile lui brûlèrent la main. Il serra les dents, ravala le chapelet de jurons qu’il réserve à ce genre d’occasions, et se remit au travail. Depuis sa libération, il n’avait évidemment pas pu retrouver d’emploi, et les coins de bureau des patrons de son secteur d’activités sont prudemment molletonnés. Il avait également laissé dans sa cellule l’espoir d’une vie bien rangée hors de la classe où le déterminisme toujours despotique l’avait fait naître.

Alors, il emprunta les chemins de la folie ordinaire, pavés de beuveries, d’aventures d’un soir, et de menus larcins pour arrondir les fins de mois. Rien que de la petite délinquance ordinaire, des miettes de croissance de l’économie souterraine, qui ne risquaient pas de le renvoyer à l’ombre mais qui pourvoyaient au quotidien de nombre de familles du quartier. Et quand il allait voir l’assistante sociale qui faisait de son mieux pour aider les uns et les autres, il n’était plus gêné par sa situation et par l’impression de quémander, mais seulement à cause de la surcharge de travail qu’il imposait à la jeune femme déjà exténuée par la misère croissante de ses concitoyens. A un moment, il avait même eu envie de l’inviter au restaurant en signe de gratitude, mais il s’en était gardé en se traitant de pauvre con. Être con, c’est donné à tout le monde, il suffit de voir la gueule des chanteurs qui se pavanent à la télé, des politiques qui parlent de pauvreté sans jamais en avoir vu en vrai, ou de la boulangère qui refuse de lui donner une baguette parce qu’il manque dix centimes. Être pauvre, ça peut également arriver à tout le monde, mais c’est rarement des disques ou des croissants vendus par millions, c’est plutôt l’humiliation, encore et toujours, au bout du chemin. Même dans la mort, les bourges avaient l’air de savoir quelque chose que les autres ignorent totalement.

Les pommes de terre sautées à l’ail commençaient de dégager un doux parfum qui se répandait dans le petit studio. Comme la viande se faisait rare en fin de mois, il avait tenu à apporter un soupçon de raffinement aux mets qu’il avait préparés et orna la table de la cuisine d’une nappe en papier et de deux épaisses bougies. Puis il alla secouer son épouse dans le salon, et l’invita à passer à table avec la fierté d’un chef fraîchement étoilé au Michelin. Elle n’en revint pas en avisant la table garnie comme peu souvent. Il tira la chaise de sa dame, versa un peu de vin rouge dans son verre, et prit place à son tour. Cela faisait une éternité qu’ils ne s’étaient pas régalés d’autre chose que d’infâmes pizzas de supermarché ou de boites de conserves arrosées de mauvaise bière, et ils savourèrent longuement le festin. C’était peut-être seulement le deuxième ou troisième moment de romantisme qu’ils s’étaient accordés depuis leur rencontre.

Une fois la table débarrassée, l’œil brillant et la tripe satisfaite, elle sourit tendrement à son conjoint. Quand elle lui demanda où il s’était procuré cette viande, il lui affirma que c’était un secret qu’il ne pouvait révéler. Elle insista à plusieurs reprises, mais il ne voulait rien dire. Puis il avala une grande lampée de whisky, et s’assit en face d’elle. Il lui prit les mains, et se dit qu’après tout, c’était sa femme et qu’il pouvait lui faire confiance. S’il était rentré aussi tard et les bras si chargés de victuailles, c’était la faute d’un de ses copains qui avait lu un truc d’un moine irlandais sur les enfants pauvres. Avec ses potes, ils avaient repéré un orphelin qui traînait dans le quartier. Il avait l’air en assez bonne santé, et il n’avait aucune famille. Ils l’ont traqué jusqu’à la nuit tombée, puis quand ils ont pu trouver un lieu discret, ils l’ont assommé, ils l’ont débité en morceaux et s’en sont partagés les meilleurs. Tout le reste, tout ce qui ne se mangeait pas, avait été brûlé dans la cave de l’un des complices pour ne pas laisser de traces. Et quand bien même il y en aurait, qui irait jamais réclamer ce gamin, vu qu’il n’est à personne?

La femme dégagea ses mains et se leva de sa chaise en tremblant. Elle fixa son mari dans les yeux d’un air horrifié, en se demandant si c’était du lard ou du cochon, ou de l’enfant en l’occurrence. Puis elle se précipita vers les toilettes pour vomir. L’homme secoua la tête, finit la bouteille de whisky et alluma un cigarillo comme après chaque repas. Il tenait de son ami lecteur de Swift que le cigare est un expédient souverain pour une bonne digestion. Puis il alla rejoindre sa femme aux toilettes, l’empoigna par les cheveux et lui fracassa le crâne sur la cuvette.

Ceci fait, il s’installa dans le canapé, arpenta distraitement le programme télé, et jeta son mégot sur le tapis. Il croisa les bras derrière la tête et contempla le plafond. Tout n’est pas si mal finalement. Il y aura du foie gras pour la Saint Sylvestre.

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