Chacun ignore qui est l'autre même s'ils sont proches, identiquement courbés sur les mottes et en sueur. Parfois ils se regardent vaguement.
La vie les a fait parents aussi, mais l'ignorent. Certains savent dans le village, personne n'a dit, personne n'a rien dit. Aujourd'hui, tout le monde continue à se taire.
J'ai pensé longtemps à comment j'allais tourner ce texte. Plusieurs modalités se présentaient pour cette histoire qu'on m'avait raconté. Je sais bien qu'en général une idée me vient comme une envie de clafoutis, avant que je ne saute sur le cheval. L'idée de départ entraîne un florilège de scénarios divers avec elle. Le cheval qui m'emporte enfin a lu mes scénarios et fait son choix.
Donc, je pensais à écrire sur la barrière en fil de fer qui les sépare, en grillage, plus ou moins transparent, comme un symbole du flou de la situation et de leur séparation formelle. J'ai eu aussi l'idée de parler des corps, avec leurs singularités, leurs âges différents, qui ont peut-être quelque chose en commun, une tache de rousseur ou autre. Le commun dans la différence, c'est une opposition dynamique. J'ai aussi pensé à faire une sorte de chœur qui raconterait l'histoire des deux dans une chronologie de voix successives, ou pas de chronologie. Non, pas de chronologie, la mémoire n'a pas de chronologie véritable.
Je ne l'ai pas fait, mais je le garde quelque part, ne serait-ce que dans mon dictaphone. Et je sais qu'un jour ça reviendra comme une nouvelle, ou un roman, en tous cas un texte. Ça s’appellera « L'adoption ». Non, ça ne s’appellera pas « L'adoption », ce serait trop bête et presque insultant pour le lecteur de donner le punctum de l'histoire dès le départ. Car c'est ainsi que les deux sont liés. Enfin, mécaniquement si je puis dire. Après, évidemment, il se passe des choses, ou du moins le monde tourne autour d'eux les enserrant dans des cordes dont ils ne se savent même pas prisonniers.
J'ai aussi pensé à faire une fin ensoleillé. Ils se reconnaîtraient, en secret et avec lassitude devant les tours que leur a joué l'existence, avec une intuition lasse du tragique. Intuition parce qu'ils sont ouvriers, ou quelque situation sociale qui leur interdit de se distancier, du moins à la façon des ces hommes aux mains froides et lisses. Ils ne se donneraient pas d'accolade, ils ne feraient pas savoir qu'ils sont maintenant au courant, que les bavardages dans leur dos peuvent retomber à plat.
Ils seraient un peu comme Lennie et Georges au bord de la rivière, dans le roman de Steinbeck Des souris et des hommes Mais il n'y aurait pas de mort. Juste la sensation que l'histoire est écrite et qu'on n'y peut rien. Juste la conscience qu'il y a des choses très puissantes et très anciennes qui croisent des vies innocentes. Il y a un temps pour l'innocence et un temps pour le savoir. Les deux ont l'envie souterraine que quelque chose réunisse l'innocence et le savoir.