Parce que Claude Vercey adresse
à quelques-uns ces mots, à lui envoyés par Ivar Ch’Vavar :
L’indignation de Ivar Ch’Vavar
« Sais-tu que Yves di Manno a fait paraître chez Corti un livre de Jerome
Rothenberg – grand poète américain – publié (1ère version) en 1968,
et qui est une grosse anthologie
de la poésie chamanique (au sens le plus large !) Oui, ça fait 650 pages à peu
près (et ça coûte 33€, ça c’est moi qui précise. C.V) et c’est un livre
extraordinaire (oui !). Il a fallu 40 ans pour que ce soit traduit en français,
ça en dit long sur la curiosité intellectuelle des Hexagonaux. Enfin bref, di
Manno a travaillé cinq ans dessus et nous donne une belle traduction (on n’a
pas le texte américain, c’est 650 pages en français) que seules les éditions
Corti ont accepté de payer (on croit rêver... au fond, oui, c’est un cauchemar).
Une chose certaine : tous les poètes doivent avoir lu ça. Pas qu’eux, mais au
moins eux. Or, depuis que le livre est sorti : pas
un article. Yves n’a encore jamais vu ça. Il tourne pourtant depuis un
mois avec Rothenberg de librairie en librairie, Paris, Tours, Marseille (je
n’ai pas retenu les autres toponymes tellement j’étais abasourdi parce que me
disait Yves). [...] Il faut déclencher le branle-bas de combat, faire péter
internet sous la pression !»
Un sidérant travail de collecte
Alors allons-y sur le champ, pour
contribuer, modestement, à faire « péter internet. » Car oui c’est un
livre incroyable. Et qui de surcroît pose des questions passionnantes sur la
création artistique.
De quoi s’agit-il : à l’origine d’un assez sidérant travail de collecte (dans
une démarche et une attention à ce qui peut se perdre, très vite, que je
comparerais volontiers à celles d’un Bartok dans le domaine musical). Travail
de collecte, de recension, de compilation, opéré par le poète américain Jerome
Rothenberg depuis le début de sa vie. Énumérons pour bien montrer l’empan des
choses : chants maoris ou altaïques, cérémonies indiennes, épopées et
louanges d’Afrique, hymnes d’Égypte et du Pérou, cosmogonies d’Asie centrale,
du pays Dogon, d’Australie, légendes d’Irlande et de Chine, inscriptions sumériennes,
rites de possession, définitions aztèques, "poèmes en prose"
esquimaux.
Bref un corpus de textes de toutes provenances géographiques et temporelles,
comme on n’en a jamais vu en France. Ce qui justifierait en soi l’achat de ce
livre, dont on pourrait dire que c’est une sorte de bible (Le titre le suggère
peut-être qui parle de Techniciens du
Sacré.)
Mise en regard
Mais là où l’expérience devient passionnante, c’est par le postulat et la
démonstration de Jerome Rothenberg. Il y aurait, pense-t-il, un lien très
étroit entre ces textes "traditionnels" et les recherches les plus
actives de la poésie contemporaine.
Le livre est en effet construit en diptyque et la lecture doit absolument se
pratiquer dans un aller et retour constant de l’avant à l’arrière des pages. Du
corpus aux commentaires.
Je propose de décrire un de ces commentaires, pour bien faire comprendre de
quoi il est question.
En regard des textes proposés sous le titre "Le Livre des évènements"
à partir de la page 145 du corpus, Jerome Rothenberg donne en premier lieu, à
partir de la page 544, ses sources (un de ses propres livres, intitulé Ritual, a book of primitive Rites &
Events), expliquant qu’il a prélevé un certain nombre d’activités rituelles
dans un ensemble de cultures couvrant la plus grande aire géographique mais « en
supprimant la quasi totalité des références mythiques et symboliques
susceptibles d’en donner la clé. » Effet de cette suppression, la mise en
évidence d’ « une ressemblance frappante avec des entreprises
contemporaines, happenings, performances, poésie sonore, etc. ». Et Rothenberg
donne des preuves de cette intuition avec des textes de La Monte Young, Alain
Kaprow, Joseph Beuys ou Denis Roche parmi d’autres....
Le va et vient entre les deux
ensembles est à la fois passionnant et fascinant. On comprend très bien la remarque
de Ivar Ch’Vavar citée ci-dessus, que tous les poètes devraient lire ce livre.
Pour la beauté des textes mais aussi pour interroger leurs propres sources,
leurs propres pratiques, expérimenter, qui sait, d’autres voies, elles sont
légion à être ouvertes ou plus précisément ré-ouvertes ici.
Une vraie problématique
N’en demeure pas moins à mes yeux une question : peut-on complètement
suivre Jerome Rothenberg dans ces rapprochements ? Doit-on en contester le principe même, les considérant
comme un biais, une lecture déformée, déformante, a posteriori. Doit-on, de
façon moins radicale considérer que certains de ces rapprochements sont un peu
tirés par les cheveux.
A cette question, la réponse des éditeurs serait de rappeler le postulat de
base : « les diverses
révolutions modernes ont replacé les créateurs (et singulièrement les poètes)
dans une posture qui n’est pas sans équivalent – au moins à titre analogique –
avec celle des chanteurs, chamans ou devins des sociétés dites "sans
écriture", en leur confiant le soin
d’arpenter les domaines que recouvre la part
obscure du langage : le rêve, les visions, la parole des morts... »
En tout état de cause, voilà un
livre majeur, fécond et dont la lecture est un régal, il faut le dire aussi.
Pléthore de textes superbes, sur les deux versants du livre, corpus
traditionnel, propositions contemporaines. Que tout honnête homme (et donc pas
seulement les poètes, je rejoins Ch’Vavar) devrait lire comme outil de
connaissance et pour les innombrables questions qu’il pose.
J’en citerai quelques-unes : qu’est-ce qu’un texte poétique ? A qui
appartient la parole (poétique) ? Y a-t-il des récurrences périodiques de
certains fonds en rapport avec l’état des civilisations ? Comment les
artistes s’approprient-ils la tradition ? Est-ce légitime emprunt ou rapt ?
Peut-il y avoir du neuf sous le soleil ?
On se sent aussi un peu honteux en apprenant que ce livre a eu une influence
notable sur la poésie de son temps, aux États-Unis, au moment de sa parution
(dans les années 1960). Qu’en avons-nous su ? Qu’en avons-nous fait ?
Les Techniciens du sacré
Anthologie de Jerome Rothenberg
Version française établie par Yves di Manno
José Corti, 2007
672 p - 31 €