Depuis le début des années 1990, la silhouette et la voix de Brigitte Lesne sont devenues familières aux amateurs de musique du Moyen Âge. Au sein des ensembles Discantus et Alla francesca, chacun des programmes proposés par cette musicienne, de l’Italie du Trecento au répertoire de Saint-Martial de Limoges, du Roman de la Rose à Tristan et Yseult, est une nouvelle occasion de découvertes et d’émotions. À l’occasion de la parution, il y a quelques semaines chez Æon, d’un nouveau disque consacré à Thibaut de Champagne, Brigitte Lesne a accepté de répondre à quelques questions pour les lecteurs de Passée des arts. Qu’elle en soit remerciée.
![6 questions à Brigitte Lesne, directrice musicale des ensembles Discantus et Alla francesca Brigitte Lesne](http://media.paperblog.fr/i/599/5992745/6-questions-brigitte-lesne-directrice-musical-L-DlVPzv.jpeg)
Photographie de Brigitte Lesne © Serge Vincenti
Passée des arts : Brigitte Lesne, vous êtes aujourd’hui une figure unanimement reconnue dans le domaine de la musique médiévale. Pourriez-vous nous parler des choix ou des rencontres qui vous ont conduite à vous intéresser à ce répertoire ? Quelles ont été les grandes étapes de votre parcours ?
Brigitte Lesne : Quand je repense à mon parcours musical, il me revient toujours à l’esprit le souvenir de deux professeurs, au collège et au lycée, qui m’ont particulièrement marquée : un professeur de musique, qui avait monté une chorale et un petit ensemble instrumental où j’adorais aller, et avec qui j’ai découvert le répertoire de la Renaissance, et un professeur de français, qui avait organisé un atelier théâtre avec qui nous avons préparé, durant toute une année, un spectacle sur Tristan et Yseult. C’est lui qui m’a fait écouter pour la première fois des musiques médiévales, et notamment des chansons de trouvères, chantées par le haute-contre Jean Belliard.
Plus tard, alors que je poursuivais des études de lettres hispaniques, d’autres rencontres, toutes dans le cadre d’académies d’été ou de stages, ont été décisives et m’ont donné le « virus » de la musique médiévale, parmi lesquels René Clemencic, directeur du Clemencic consort, auprès de qui j’ai découvert et pratiqué un très large éventail de répertoires médiévaux (ainsi que le plaisir de lire sur les notations originales !), un groupe aujourd'hui disparu de musiciens italiens, Alia Musica, avec lequel j’ai travaillé quelques années sur les répertoires hispaniques, et, enfin, le chanteur Dominique Vellard, directeur de l’Ensemble Gilles Binchois, et la musicologue Marie-Noël Colette. J’ai suivi l’enseignement de Dominique à la Scola Cantorum Basiliensis et j’ai fait partie de son ensemble pendant une dizaine d’années ; quant à Marie-Noël, spécialiste du répertoire grégorien, c’est elle qui m’a formée aux notations neumatiques et nous travaillons toujours ensemble aujourd’hui sur la majorité des programmes de l’ensemble Discantus.
P.d.a. : Vous avez créé Discantus en 1989, êtes cofondatrice d’Alla francesca, né quelques années plus tard, et vous vous produisez également souvent lors de récitals en solo. Pourriez-vous nous décrire la spécificité de chacune de ces configurations en termes de fonctionnement, de choix de répertoire et de décisions interprétatives ? Cette variété d’approches est-elle importante à vos yeux ?
Discantus, formé de voix féminines, se consacre aux répertoires sacrés, depuis les premières notations neumatiques jusqu’au XVe siècle. Je l'ai fondé et le dirige depuis sa création, construisant souvent les programmes, avec le travail de recherche que cela représente, avec le concours de Marie-Noël Colette et parfois avec d’autres musicologues, comme Susan Rankin, pour notre tout nouveau programme autour du Tropaire de Winchester (XIe siècle). Rester fidèle aux choix esthétiques qui nous caractérisent, tout en cherchant toujours à avancer dans la compréhension de ces musiques et à acquérir plus de liberté dans cette signature sonore, est ma préoccupation. Mais au delà de ce rôle de direction, nos années d’expérience commune nous permettent aujourd’hui d’échanger et de réfléchir ensemble sur l’interprétation, ce qui me paraît essentiel à la cohésion du groupe.
Alla francesca, formation vocale et instrumentale, aborde principalement le répertoire profane, depuis les premières chansons notées, celles des troubadours, jusqu’à la frontière de la Renaissance : l’univers de la chanson, monodique et polyphonique, et celui des instruments, solistes ou accompagnateurs. Avec Pierre Hamon, nous assurons aujourd’hui la direction conjointe de l’ensemble. Chacun participe à l’élaboration des thèmes de recherche ; nous réunissons généralement beaucoup trop de musique… et décidons ensemble de ce qui composera finalement le programme. Il nous arrive également de suivre des chemins différents : comme le travail qu’a poursuivi Pierre sur les estampies italiennes (CD Istanpitta) et autour de Guillaume de Machaut, et comme le tout récent programme que je viens de monter sur le trouvère Thibaut de Champagne et le précédent sur le Ludus d’Adam de la Bassée. Nous nous associons de façon privilégiée à quelques musiciens – Vivabiancaluna Biffi, Carlo Rizzo, Michaël Grébil – avec lesquels nous sommes toujours à l’écoute de nouvelles propositions et à la recherche de nouvelles sonorités.
Quant au récital en solo, il est pour moi comme un défi, l’occasion d’aller au plus profond des émotions que je ressens dans ce répertoire, et de celles des femmes dont j’essaie de redessiner les visages.
A votre question sur l’importance de la variété d’approches que constituent ces diverses expériences musicales, je répondrai que je crois y trouver mon équilibre et que j’aurais bien du mal à concevoir Discantus sans Alla francesca. Il y a tant de richesse dans chacun des répertoires, sacré et profane, et encore tant de musiques à faire découvrir, qu’une vie n’y suffira pas…
P.d.a. : Les ensembles auxquels vous prenez part sont réunis au sein du Centre de musique médiévale de Paris (CmmP). Pourriez-vous nous expliquer le fonctionnement de cette institution ? Quel est son apport pour ce qui regarde vos activités, qu’il s’agisse des recherches musicologiques qu’elles nécessitent ou de l’enseignement et de la diffusion de votre travail ?
B.L. : Le Centre de musique médiévale de Paris n’est pas exactement une institution, c’est une structure associative, née autour de quelques passionnés, totalement indépendante et soumise à une certaine précarité malgré des subventions qui se pérennisent (DRAC, ville, SPEDIDAM…). Mais c’est une chance incroyable de travailler en synergie avec cette structure que coordonne Alain Genuys, parfois contre vents et marées, depuis de nombreuses années. Elle prend en charge à la fois la vie des ensembles – production, administration, communication – et l’organisation de nombreux cours et ateliers de pratique musicale à destination des adultes, tant professionnels qu’amateurs. Les moyens sont toujours insuffisants, et nous sommes parfois « sur le fil », mais toujours bien présents et actifs ! Je pense qu’il y a une interactivité essentielle entre la diffusion du travail des deux ensembles – concerts et enregistrements – et l’enseignement dispensé au Centre par un noyau de musiciens impliqués eux-mêmes dans ces ensembles.
P.d.a. : C’est avec Alla francesca que vous abordez aujourd’hui la musique d’un des plus grands trouvères français, Thibaut de Champagne (1201-1253). Quel est votre sentiment sur le personnage et son œuvre et quelles sont les raisons qui vous ont décidée à vous intéresser à lui ? Quels sont les critères qui ont présidé aux choix des pièces composant ce disque et à leur interprétation ?
P.d.a. : Vos activités vous conduisent naturellement à être une observatrice privilégiée dans votre domaine. Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’interprétation de la musique médiévale et sa réception par le public durant ces vingt dernières années ? En un temps marqué par un certain penchant pour la facilité, comment envisagez-vous l’avenir pour ce répertoire réputé difficile ?
B.L. : Beaucoup d’ensembles de musique médiévale se sont effectivement créés depuis une vingtaine d’années, avec des approches très différentes : certains plus « musicologiques », d’autres dans une mouvance de répertoires « croisés », ou bien encore plus volontairement tournés vers les musiques dites « traditionnelles ». Y a-t-il un droit chemin ? Nous apportons notre pierre à l’édifice, avec nos convictions. Il y a aujourd’hui, en tout cas, beaucoup plus de possibilités de formation pour les jeunes musiciens qui s’intéressent aux répertoires anciens (universités, conservatoires, stages), et toutes les grandes bibliothèques européennes sont en train de numériser leurs collections de manuscrits, ce qui va rendre l’accès aux sources de plus en plus facile. Mais le marché du disque s’effondre, internet « donne » tout à entendre, le meilleur comme le pire, et la culture n’est pas la priorité de nos politiques. Beaucoup de festivals composés de petites équipes de bénévoles font un travail remarquable pour organiser des concerts et parviennent à mobiliser leur public ; cependant, ils voient leurs aides fondre comme neige au soleil et ne peuvent tenir le coup. Je préfère laisser la porte ouverte aux conjectures sur l’avenir de la musique médiévale – mais je crains que cela ne soit pas simple pour les générations à venir…
P.d.a. : De nombreux pans du legs musical du Moyen Âge restent encore largement à explorer, qu’il s’agisse des plus anciens (paléochrétien, grégorien, etc.) ou des plus récents (XVe siècle, hors des « grandes » figures comme Dufay). Quelles sont envies et vos projets pour les années qui viennent ?
Avec Discantus, je voudrais que nous approfondissions notre travail sur les polyphonies sacrées de Binchois – notre programme le plus « tardif » – que nous n’avons malheureusement pas beaucoup donné en concert, et nous sommes en train de revenir aux sources de la polyphonie, avec la restitution des compositions du Tropaire de Winchester (XIe siècle), ce qui nous occupera encore un moment, d’autant que, grande première pour l’ensemble, nous avons intégré deux pièces contemporaines au projet (commande à deux jeunes compositeurs). Quant à Alla francesca, j’espère déjà faire vivre notre nouveauté, le programme Thibaut de Champagne. Notre nouvel axe de recherches avec Pierre Hamon concerne les chansons de troubadours et leur versant instrumental complètement à recréer (en proposant à un jongleur de s’y associer). Enfin, j’avance en ce moment dans la « modernité » (fin XVe et début XVIe) avec deux beaux projets très motivants : sur l’idée de Vivabiancaluna Biffi et avec la chanteuse Hélène Decarpignies, nous travaillons en trio sur le répertoire de la frottola italienne, et sur une idée du flûtiste Pierre Boragno, en duo, sur le Chansonnier de Bayeux. De nouveaux chemins, vers de nouvelles musiques …
Propos recueillis par Jean-Christophe Pucek en octobre 2012.
Accompagnement musical :
1. Thibaut de Champagne (1201-1253), L'autrier par la matinee, pastourelle
Pierre Bourhis & Brigitte Lesne, chant
Alla francesca
Brigitte Lesne, direction
2. Hildegard von Bingen (1098-1179), Favus distillans Ursula virgo, répons
Discantus
Brigitte Lesne, direction
3. Tierche estampie royale
Alla francesca
Pierre Hamon & Brigitte Lesne, direction
4. Gilles Binchois (c.1400-1460), Salve sancta parens, introït
Discantus
Brigitte Lesne, direction
5. J'ai pris amours, chanson anonyme (Ms. 2973 de la collection Rothschild de la Bibliothèque nationale de France, c.1470)
Raphaël Boulay, voix
Alla francesca
Pierre Hamon & Brigitte Lesne, direction
Illustrations complémentaires :
Maître anonyme, Nord de la France (Arras ?), c.1175, Initiale historiée B d'un Psautier contenant les Gloses d'Anselme de Laon (c.1030/1050-1117). Enluminure sur parchemin, Manuscrit KB 76 E 11, f.2r, La Haye, Koninklijke Bibliotheek
Attribué à Maître François, Paris, entre 1473 et c.1480, Trio de musiciens, in Valerius Maximus, Les Fais et les Dis des Romains et de autres gens (traduction de Simon de Hesdin et Nicholas de Gonesse), Enluminure sur parchemin, Manuscrit Harley 4375, folio 151v, Londres, British Library
Maître anonyme, Lorraine ou Paris, c.1290, La pénitence, la dévotion et la contemplation, in Pierre de Blois et autres, Livres de l'estat de l'ame. Enluminure sur parchemin, Manuscrit Yates Thompson 11, f.29, Londres, British Library
Sincères remerciements à Alain Genuys.