Jules Massenet (Montaud [Saint-Étienne], 1842 - Paris, 1912)
Dans un monde musical parfait, où la reconnaissance des grands créateurs du passé irait de soi, des commémorations telles que centenaires ou autres anniversaires à compte rond n'auraient pas de raison d'être... hors appétits commerciaux. Reconnaissons que, dans l'absolu, nous nous en passerions très bien, tant ces rituels sont souvent affublés de bons sentiments, et d'un curieux sens du devoir de mémoire frisant parfois la corvée.Malheureusement, des fréquentations routinières, des répertoires tombés en désuétude ou des difficultés techniques spécifiques, éloignent tellement certains génies de notre horizon, que nous ne pouvons que faire de ces actions de grâce programmées une vertu. Quand elles existent ! Surtout en France, nation assez encline à l'amnésie, soit envers des étrangers talentueux qui l'ont fréquentée, voire adoptée (Bohuslav Martinů en 2009, Frederick Delius cette année...), soit envers certains des meilleurs représentants de son propre patrimoine.
Markus Werba, © non communiqué
Jules Massenet, décédé à l'âge de soixante-dix ans, le 13 août 1912, en est le parfait exemple : signataire d'une quarantaine d'opéras - certains sont inachevés, d'autres perdus -, mais aussi de drames sacrés ou profanes, de ballets, de musique symphonique ou de chambre, de mélodies, d'œuvres pour piano... il n'est plus guère reconnu dans son pays que par le biais des "tubes" que sont demeurés son Werther, et surtout l'omniprésente et inégale Manon. C'est ainsi qu'après l'annulation de la soirée du 31 mars au Théâtre des Champs Élysées, seul un couplage insolite de La Navarraise avec Le Dernier jour d'un condamné de David Alagna (29 septembre) avait jusqu'ici honoré Paris.Depuis des décennies pourtant, une ville résiste courageusement à l'oubli : Saint-Étienne, patrie du musicien, organisatrice d'une biennale, dont le présent concert constitue la clôture de la onzième édition (en particulier marquée par la "résurrection" du Mage de 1891). Envisagée un temps avec Thomas Hampson aux côtés de Nathalie Manfrino, cette sélection des plus belles pages, vocales et symphoniques, de Thaïs (1894) - l'un des chefs d'œuvre de son auteur - a finalement vu l'Autrichien Markus Werba remplacer l'Américain, le rarissime poème symphonique Visions... (1890-95) prenant place en ouverture.
La pièce, d'après Anatole France, raconte comment la courtisane d'Alexandrie, Thaïs, se voit proposer par le moine Athanaël, soi-disant investi d'une mission divine, de rentrer dans le droit chemin de la foi. À mesure que la conversion fait son chemin, les sentiments du cénobite s'enflamment au point de tourner à la passion amoureuse, mais il est trop tard, l'hétaïre expirant dans la piété la plus extatique. La partition comporte maintes splendeurs orchestrales, dont la très dévoyée Méditation est la plus célèbre. Les deux rôles principaux représentant à eux seuls les deux tiers des parties chantées, c'est ainsi une part conséquente de l'opéra qui est proposée, la narratrice Arièle Butaux se chargeant, non sans une pointe d'humour, d'assurer la présentation de chaque partie.
Markus Werba (ci-dessus, notre Papageno du T.C.E. en 2011), démarrant ex abrupto par son seul air de l'Acte I "Voilà donc la terrible cité", commence plutôt mal : le chant n'est pas projeté mais comme engoncé, le timbre ingrat, le français terriblement approximatif, la couleur absente. Par chance, ces défauts assez fâcheux vont en s'estompant : lentement au cours du II qui s'enchâsse ("Non loin d'ici, vers l'occident"), très nettement par la suite, après l'entracte. Sans doute mis en confiance par sa partenaire et par son chef, le baryton prend de l'aplomb au premier tableau du III - et communique même une émotion tripale à l'occasion de sa seconde Vision et de son duo final... en dépit d'une diction toujours aussi aléatoire.
Nathalie Manfrino, © Decca Classics
Face à lui, Nathalie Manfrino (ci-contre) était extrêmement attendue : cette jeune et élégante soprano, après avoir exposé naguère son matériau cristallin dans des scènes lourdes (de Cyrano de Bergerac ou Mireille...), avait dû annuler le 31 mars précité, au moment même où son disque Massenet/Plasson laissait apparaître des dommages inquiétants (vibrato prononcé, aigus tendus). Amenée elle aussi à entrer de plain-pied dans le vif du sujet avec son air "du miroir" au II, elle en épouse toutes les gradations dynamiques et expressives, pratiquement sans séquelle ; offrant en prime une caractérisation formidable, à cent lieues du réchauffé pour récital.Réserve faite (encore) de la diction française, fantasque, la suite n'est que pures délices - des deux grands duos jusqu'à la Mort, en passant par la Vision d'Athanaël. La variété des inflexions enchante, la candeur rédemptrice possède ce juste ce qu'il faut de sulpicien, tout comme émeuvent les opalescences du médium, à voix pleine ou en sons filés : son exhalaison à voix mourante "Dans la cité céleste nous nous retrouverons" occupera longtemps une place de choix sur notre étagère à trophées.
Cependant, le grand triomphateur du soir est Laurent Campellone (plus bas). Ce jeune maestro, installé aux manettes de l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne et de l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire depuis 2004, présente un curriculum vitae épicé qui ne se limite pas, tant s'en faut, à ses (nombreuses) défenses et illustrations du répertoire français du XIX° siècle, qu'il affectionne particulièrement. Au service de Jules Massenet, il est dans son jardin ; particulièrement dans cet opéra luxuriant à l'effectif post-wagnérien, digne des contemporains Chabrier (Gwendoline, Briséis) ou Chausson (Le Roi Arthus). La très belle pâte orchestrale stéphanoise, où brille une petite harmonie de luxe, se déploie peu à peu avec un sens dramatique structuré, précis, voire suffocant, sous sa gestique d'elfe bondissant. Chérissant visiblement ses instrumentistes comme ses chanteurs (1), Campellone connaît - à rebours de quelques autres - la différence entre un orchestre puissant et un bruyant. Une Méditation impeccable, chaste sans mièvrerie, et une Course dans la nuit en forme de leçon de théâtre complètent le tableau.
Terminons en gourmet avec la recréation liminaire, Visions... . Le chef lyrique et symphonique est, aussi, chef d'investigation ; non seulement au service des raretés, mais qui plus est, des raretés qui font sens. Ce magnifique poème symphonique et onirique, tiré d'impressions de voyage de 1890, constitue, ne serait-ce que par son titre allusif, la meilleure des introductions à l'univers fantasmatique d'un Athanaël, illuminé aux visions récurrentes. Il l'est également par l'originalité de son orchestration : à deux reprises, un concertino en coulisses fait intervenir une harpe, un violon... et une curiosité technique du nom d'électrophone (remplacé, la seconde fois, par la soprano à bouche fermée). Cet instrument expérimental, alors tout nouveau mais sans lendemain (2), petite onde Martenot avant la lettre, produit une sorte de son sylvestre et "ululant"... ayant enflammé l'imagination du compositeur.
Laurent Campellone, directeur de l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, © ConcertClassic.com
Délectable et intelligente entrée en matière : voici, on ne peut plus inattendu, de l'historiquement informé qui nous projette dans l'avenir, la musique électro-acoustique en l'occurrence ! Sacré Massenet, créateur inépuisable - symphoniste inventif, mélodiste subtil... et visionnaire fécond. Autrement dit, un mage.‣ Pièces à l'écoute simple, en bas d'article ‣ Acte I, 2° tableau : Air d'Athanaël, "Voilà donc la terrible cité" - Acte II, 1° tableau : Récit de Thaïs, "Ah ! Je suis seule, seule enfin" - Acte II, 1° tableau : Air de Thaïs, "Dis-moi que je suis belle" - Acte III, 1° tableau : Fin du duo Athanaël/Thaïs, "Mon œuvre est accomplie".
‣ Thomas Hampson, Renée Fleming, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, direction d'Yves Abel. Extraits de l'intégrale © Decca Classics 2000,POUVANT ÊTRE ACHETÉE ICI.
‣ Cliquez pour lire l'entretien avec Laurent Campellone, sur le site ConcertClassic.
▸ Jacques Duffourg
‣ Paris, Opéra Comique, 7 décembre 2012. Jules Massenet (1842-1912) - Autour de Thaïs. Un programme initié par la onzième Biennale Massenet de l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne.
‣ Poème symphonique Visions... (1890-1895), dans sa version originale avec électrophone.
Thaïs, opéra en trois actes (1894) : pages choisies. ‣ Markus Werba, baryton - Nathalie Manfrino, soprano - Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, direction : Laurent Campellone.