[anthologie permanente] Mathieu Brosseau

Par Florence Trocmé

 
L’ANIMALERIE 
Juste au bout de mes doigts : là, dans le prolongement de mes ongles, tous les animaux s’élancent, ils crient sans colère, ils chantent sans musique, < ils sont l’inhumain de mon corps >, seule leur expression est la mienne, seule féroce et complice, ils sont l’inhumain de mes jambes et de mes veines :::: là, juste au bout de mes doigts, homme libre, tu vivras, tu verras ces animaux relâchés, renards, saumons, pies à tête de buffle, oie à cou de serpent, regarde, cet homme à tête de biche, il est un animal, tout ceux-là, tu les verras à toute allure, courant, nageant, formation assurée de ton corps, ta vie soutiendra ici tout son sens, un mur en action, un mur de panthères feulant avec la voix incluse dans ton corps, un mur avançant avec ton corps en mutation, ce mur te tient et te constitue : toi qui formes une excroissance incertaine au milieu des reliquats du vivre, tu l’aimeras, tu aimeras cette vie, cette folle traversée sans travers, sans amer, sans l’idée de perte, entre les temps, l’idée du refuge s’oppose aux mains trop pleine d’animaux, de l’identité, oui, de l’identité nous en verrons l’ensemble, mon nom sera le cri sans colère, le hurlement simple de la vie, le cri sans musique, tous ces animaux rugissant, aimant, filant, de ma vie, je jette les chats, les hurleurs et les loups, sans point pour se repérer, je parlerai à la vie antérieure, du hibou parleur au ventre parlant, homme libre, je te parlerai car je serai ton accident merveilleux, nous nous aimerons, tu verras que l’immensité, dans l’espérance, apparaît comme offrande, de la joie qui ramène aux cendres perpétuelles, la bave du chien, oui, la bave du chien sur la poussière, coulant, tu verras que le changement se fait dans ton corps, respire, oui !, sens cette âme : sens au fond de ton ventre cette troupe de chimpanzés rigolants et courants, dans ton ventre la vie s’étend, point sans fin, point sans forme, de la joie qui tend la toile et souffle sur la fumée, signe de la brûlure, le bois encore chaud, à peine disparu, l’animal viendra, doux et fort, émancipé, après l’arche, le berger viendra nous chercher il n’aura plus de bête, elles seront nôtres ! le berger, dans son corps se trouveront les bêtes, les mains parlantes s’ouvriront, coriaces et fortes, féroces et impies, une gourde trop pleine, l’émancipé n’aura plus à écrire, pour ne plus écrire, il ne faut plus écrire, mes mots auront le sens de la joie unique, son corps s’écrira dans la trace, sa salive dira les mots et les morts renoncés car il faut renoncer à l’idée de départ, ours réfléchissants puis marchant sur le tremblement, je serai l’effet !, dans les nœuds des secondes, au creux des vagues, au creux des temps, entre les reins ma folie s’évapore, les animaux sont le signe de ton existence, nous nous aimerons, l’idée sera toujours seconde, le reste est folie, cette folie t’enivre et au cœur de ton cœur les échos se répondent et ta voix prend l’allure d’une armée de chiens furieux, l’émancipé prendra ce vent vertueux soufflé par l’éclair ténu mais possible de la joie, la seule chose possible demeure en cet instant, en cette vie donnée, < tu es l’accident ! >, là, juste au bout de mes doigts : là, dans le prolongement de mes ongles, tous les animaux s’élancent, tu es l’accident, les animaux dans ta main viendront boire cette eau faite par la déchirure, ils viendront te boire et tu les enivreras, tu seras l’accident, pauvre félin à qui je ne donnais plus aucune eau, tu te rassasies, là, dans mes membres, tu seras simple, nous nous aimerons, tu n’aimeras plus la déchirure, fille de la joie, les animaux puissants aborderons la vie, les rives d’un ailleurs imposé, mon délicieux amour, tu sauras qu’il n’est pas, qu’il n’est plus nécessaire de se rendre au délicat tremblement de l’espérance, les postures dans l’animalerie n’auront que le sens de la fiction, celle qui est toujours seconde, mes mains tendues passeront leur temps, se développeront comme une croissance animale, intérieurs parmi les extérieurs, il n’y aura plus d’espérance, les dauphins du Nil : imaginons-les, il ne sera plus nécessaire d’être aidé, la joie pleinement parlera dans ta voix, mille sifflements, l’avancée sur le chemin, les dauphins dans le prolongement de tes bras, sorts jetés à tout va, l’animalité !, oui, l’animalité, bras armés des plus délicieux fruits du vivre, mon amour délicieux, nous verrons que la dignité perce tous les voiles du temps séparateur, tu accepteras le noir, l’ébène mystique, tu sauras que d’espoir, il n’y en a qu’un, celui d’entrevoir la possibilité du choix, homme libre, ce qui te prendra ne pourra plus être la mort car dans l’image, il n’y aura plus aucun désespoir, dans l’image tu verras les renards, les bisons, les hermines, tous ces animaux courant à pleine vitesse, ta voix prendra un ton étrange, celui de l’infortune et du hasard ! tu feras sans cesse l’apologie de cette vie, non la tienne mais celle qui demeure, la persistante dans l’économie sereine des corps et des âmes, tu jappes et bourdonnes, sautes et frappes, musculeux dans l’économie sereine de tes dépenses, de la proximité que tu entretiens avec le fleurissement des végétaux éternels, tu seras garant de la dignité restaurée, tu seras l’amant des ressources et des possibilités d’un ailleurs toujours à respecter, tu seras l’expression même du devenir joyeux, mon amour délicieux, il sera partout question de l’autre insondable car la liberté ne peut embrasser que la joie, homme libre, tu verras l’immensité toute tendue contre le cœurs des uns et des autres mêlés, tu seras parents des temps concentrés dans l’expression des vies, tu seras l’âne et le corbeau puissant, l’aigle et le vers disgracieux, de jugement tu n’auras que celui qui absorbe tes mouvements dans la joie, les chatouillements et les vacillements du corps seront rejetés comme diable en aval, la parole donnée sera source de rafraichissement, les mains fortes donneront à boire, non dans la charité, seulement dans l’expression du vivre là dans ça, en son corps, en son temps, homme libre, tu ne craindras plus l’accident, tu seras l’accident, l’éclair de l’accident. Et nous nous aimerons quand bien même il serait trop tard.  
Uns, préface de Jean-Luc Nancy ; Illustration de Winfried Veit,  Le Castor Astral, 2011, pp. 95-98 
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L’espèce (partie 1, extrait) 
 
L’espèce nous signale 
L’espèce nous indique 
J’ai préféré habiter l’espèce 
Par vœu d’antichambre 
Tous les luxes sont permis 
Par vœu de ce qui précède 
Je suis ce qui me précède. 
Et je vois l’absence à reculons. 
Et j’ai préféré habiter l’espèce 
Et je vois l’absence à reculons. 
C’est pourquoi, je ne veux plus dire, 
Ni les espoirs ni les bêtes 
Ni les trames ni les espèces 
Ce serait trahir 
La vie que de la manifester 
En surplus 
Ce serait la trahir 
Ce serait la prendre à contre-pied 
Imaginer que l’espèce est faite comme la volonté 
Ainsi faite jamais avortée 
Ainsi faite toujours devant alors que 
Le museau du rat contre la paroi 
C’est la vie qui se décline ici dans ça 
Percée du museau dans l’existence 
Ce serait la trahir que d’imaginer l’encre là-contre 
En arrière je me suis niché 
Chien en deuil, Carpates sauvages 
Ma truffe a des espoirs de liberté 
Envieux du rat dans sa moustache 
Certains font du deuil le rythme de l’absence 
Je la vois à reculons 
Le rythme de la patience, 
Il faut dire pour faire de l’entretemps 
Et s’il ne fallait plus rien dire que les signes sans trace 
Seuls les signes dissimulent 
Eux seuls percent la vie d’une seconde vie 
Seuls les signes forcent l’existence 
Il n’y a pas d’arts, seule vanité 
Les moustaches du rat le disent 
Contre la paroi, bien avant, seul, 
Mer, le mouvement est en contre-jour, 
Seul, la perle me figure, poussée contre, 
L’effort dit bien qu’il ne faut plus rien dire que l’étreinte 
L’effort dit bien qu’il n’y a plus de lieux sous la paroi 
Et je vois l’absence à reculons. 
S’il ne faut plus dire le panthéon 
Le rat ou la sentence 
S’il faut attendre des signes 
L’absence de voix, la vérité du silence, 
La nichée du chien là-contre 
La présence, mes mains disent 
À elles seules, la brûlure contre la paroi, 
La mer emplit le verre où se trouve le rat 
À reculons 
Nichés dans l’obscure contraction de l’être, 
Le chien et la pleureuse s’animent contre l’œil vitreux 
La pleureuse obscurcit dans l’âme 
Ce qu’il reste d’avant, d’attaque et de 
Mains faisant 
La pleureuse dit dans l’âme 
Le corset d’espaces occupés 
Car il s’agit bien d’occupation 
Et de taille de l’âme 
Format d’êtres, ô combien disposés dans l’espace, 
Le pluriel est impératif pour dire 
Sauf l’âme du rat qui est seule et mince 
Faudra-t-il le dire ? 
La terre est cette pieuvre 
Son âme remplit d’eau l’espace d’un verre 
Contre la paroi jetée à la mer 
Chalutier chasseur de chiens 
Aimables arrière-trains de l’homme 
Fessiers pleureuses, l’anus est cette fente 
Pour dire la foule et ce qui sort de ma bouche 
Des cadavres d’arrière-train, des digestions infâmes, 
Sa tête explose sous mon pouce, 
Il n’y a plus de rat, créature plus illustre 
Que l’âme multiple, 
Moins hésitante que ma mémoire 
Créature sans trou. 
Mes signes feront l’actualité 
Je donne à l’animal la place au creux de ma main 
En guise de témoignage, 
C’est ma tenue, ma consistance, 
La forme de mon absence 
Et s’il ne fallait plus dire 
Que les signes du silence 
L’espèce, Editions Mots Tessons, 2009. (Extraits de la première partie).

Bio-bibliographie de Mathieu Brosseau.

Lire aussi création du fonds poésie et d’une résidence à la bibliothèque Marguerie Audoux, L’espèce (par A. Helissen), et même dans la disparition (LJ), La confusion de Faust (S. Ecorce)