Au Québec, l’historien Yves Lavertu fait figure d’iconoclaste, d’agitateur des mauvaises consciences. Un rôle difficile à tenir, qui lui attire le plus souvent l’hostilité ou le mutisme embarrassé des milieux politiques nationaliste ainsi que de la presse et des intellectuels qui y sont rattachés. Il reste en effet très délicat, encore aujourd’hui, d’évoquer dans la Belle province les années d’avant-guerre qui virent en Europe la montée des fascismes puis, après la capitulation de 1940, l’instauration du régime de Vichy et de sa politique collaborationniste. Pourquoi, s’interrogera-t-on, ce sujet demeure-t-il si sensible alors que Montréal se situe à près de 6000 km de Paris et que le Canada ne connut pas l’occupation allemande sur son territoire ? La réponse est à chercher, notamment, dans les ouvrages d’Yves Lavertu.
Il avait déjà été question, dans ces colonnes, de son précédent essai intitulé La Découverte, dans lequel il dévoilait comment des responsables politiques québécois de haut niveau avaient, jusqu’au début des années 1950, protégé en toute connaissance de cause Jacques de Bernonville, un ancien chef de la Milice condamné par contumace en France pour crimes de guerre, qui avait travaillé à Lyon avec Klaus Barbie. L’auteur n’y révélait pas seulement les complicités, vieilles d’un demi-siècle, de plusieurs édiles pour soustraire un pétainiste fuyard à la Justice d’un pays allié ; il démontrait aussi combien, de nos jours, on avait dressé de barrières pour minimiser, voire nier, la réalité des faits qu’il relatait, empêcher son livre de paraître et le réduire au silence.
En dépit de ces obstacles, Yves Lavertu continue de creuser son sillon. Son nouvel opus, L’Affaire Jean-Louis Roux (Montréal, Yves Lavertu éditeur, 300 pages, 24,95 CAD) créera, à n’en pas douter, un nouveau malaise, puisqu’il y est question du lynchage médiatique dont fut victime le lieutenant-gouverneur général Roux (éphémère représentant de la souveraine britannique au Québec) en 1996, sur fond de Seconde guerre mondiale et de svastika. Le sujet pourrait sembler bien étranger au lecteur français ; cependant, derrière cette affaire, se profile aussi une page peu connue de notre histoire nationale, entre France libre et gouvernement de Vichy.
Car, avant d’aborder par le menu l’affaire Roux, l’historien consacre la première partie de son essai à un journaliste québécois, Jean-Charles Harvey (dont il avait déjà publié une biographie en 2000), fondateur en 1937 du Jour, un hebdomadaire de sensibilité libérale et antifasciste qui deviendra, dès l’appel du général de Gaulle, l’un des tous premiers organes de presse au monde à se prononcer résolument en faveur de la France libre et contre la politique de Philippe Pétain. Par une ironie de l’Histoire, ce journaliste, ami de Jules Romains, resta ignoré sur notre rive de l’Atlantique, même des chercheurs français spécialistes de cette période, comme Louis Crémieux-Brilhac.
Si Yves Lavertu consacre presque 140 pages à Harvey, c’est toutefois moins pour le tirer de l’ombre que pour souligner une réalité historique : avant-guerre et durant le second conflit mondial, il y eut au Québec une minorité d’intellectuels et une partie de la population qui rejetèrent la « peste brune » et tournèrent, dès l’été de 1940, leurs regards vers l’Homme du 18 juin.
Loin de constituer une longue digression, cette première partie dresse un inventaire documenté du paysage politique de l’époque. Elle nous apprend que les influentes élites québécoises nationalistes des années 1930, bourgeoises et fortement teintées de catholicisme conservateur, éprouvèrent une sympathie plus qu’ambigüe envers les régimes de Mussolini, Franco, Salazar, voire Hitler, qu’elles adhérèrent peu ou prou à l’antisémitisme ambiant et virent en Vichy une « divine providence », même – et c’est ce qui est à la fois étrange et unique – bien après 1945.
Apparaît à leur tête une figure tutélaire, celle du chanoine Lionel Groulx, intellectuel hautement respecté dans les milieux nationalistes, suivi d’autres tribuns catholiques conservateurs de moindre envergure, mais tout aussi hostiles aux Lumières et à la Révolution française, comme le père Simon Arsenault qui n’hésitait pas à proclamer : « Pétain est pour nous la France nouvelle, c’est-à-dire la France purgée de ses parasites et de ses vices… » Peut-être n’aurait-il pas tenu de tels propos s’il avait connu les lettres pornographiques que se plaisait à écrire le libidineux maréchal ou si on l’avait informé des mœurs du ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse d’un gouvernement de Vichy officiellement plus qu’hostile à l’homosexualité, Abel Bonnard, surnommé « Gestapette ». Quoique…
De telles révélations soulèvent aujourd’hui l’ire et l’indignation d’une partie de l’intelligentsia québécoise qui, remarque l’auteur, contrairement à la France, refuse tout travail de mémoire sur cette période. Les titres de certains chapitres de son essai ne laissent pourtant aucun doute sur le résultat de ses recherches : « Chantons sous l’Occupation » ou « Vichy-en-Québec ». Et c’est après avoir décrit le passé pro-pétainiste, non de tout un peuple, mais des milieux politiques et intellectuels nationalistes, relayés par une presse d’opinion très lue, qu’Yves Lavertu développe le sujet principal de son essai.
L’histoire commence en 1942 ; un étudiant de 19 ans issu d’un milieu bourgeois, Jean-Louis Roux, se livre à une provocation d’un goût douteux qui relève de la mauvaise blague de carabin : il dessine au crayon, sur sa blouse de laborantin, les branches d’une croix gammée. Dans le contexte de l’époque où, comme l’auteur l’a démontré, l’atmosphère de la Belle province est en partie imprégnée de sympathie envers les régimes fascisants d’Europe, l’initiative malheureuse choque bien moins qu’aujourd’hui. D’ailleurs, personne ne demande à l’étudiant d’effacer l’emblème et il ne fait l’objet d’aucune sanction de la part de son université. Le geste imbécile repose d’autant moins sur un choix idéologique que Jean-Louis Roux, le reste de sa vie, se comportera en parfait partisan de la démocratie. Après la guerre, il devint un acteur célèbre, un homme de théâtre respecté, puis, au début des années 1990, sénateur. C’est à ces titres qu’en 1994, il se prononça publiquement contre un projet de referendum sur l’indépendance du Québec. Deux ans plus tard, les milieux nationalistes feront payer à ce fédéraliste convaincu, et au prix fort, cette prise de position, en saisissant une belle opportunité, sa nomination aux fonctions de lieutenant-gouverneur général du Québec, un poste essentiellement honorifique, mais de premier plan.
Se livrant à un travail minutieux de chercheur, Yves Lavertu décortique dans son essai, jour par jour, toute la stratégie qui conduira au lynchage médiatique de Jean-Louis Roux, une mécanique impitoyable où, tour à tour, politiciens, éditorialistes et historiens, ne reculant devant aucune méthode de désinformation (on évoquera un supposé antisémitisme qui ne reposait sur rien), marcheront jusqu’à l’hallali – bien après la démission de Roux – avec un zèle d’autant plus alerte qu’ils auront constamment refusé de reconnaître le rôle peu reluisant joué par leurs élites entre les années 1930 et les années 1960 et qu’ils auront tenté de minimiser les soutiens dont bénéficia le milicien Jacques de Bernonville en son temps. Pour tenter de dédouaner toute une société de sympathies douteuses, ils feront croire que le jeune étudiant, par son geste irréfléchi, avait été l’un des rares québécois à afficher des convictions fascisantes. Le réquisitoire de l’historien est implacable et surtout remarquablement documenté : articles de presse, essais, déclarations officielles, correspondances et confidences abondent, référencés en notes de bas de page.
Toute accusation de sympathie nazie ou antisémite s’impose, dans notre monde contemporain, comme une méthode d’une redoutable efficacité pour assurer la mort sociale d’un adversaire – qu’il soit coupable ou non n’a aucune importance car, le plus souvent, seule l’accusation compte pour provoquer un lynchage irrationnel. Cette méthode n’a rien d’exclusive au Québec, elle se révèle tout aussi répandue en France, où l’on a vu, en 2005, Edgar Morin, intellectuel mondialement reconnu et respecté, condamné pour « diffamation raciale envers le peuple juif » pour un article écrit dans la presse sur le conflit israélo-palestinien ; il fut heureusement blanchi par la Cour de cassation en 2006. Plus récemment, il y eut la tentative ourdie contre le dessinateur Bob Siné par le botulique Bernard-Henri Lévy et quelques comparses, laquelle, ubuesque, se solda par une relaxe méritée. Comme je l’avais indiqué dans un article consacré à cette dernière affaire, « à force de crier à l’antisémitisme à tout propos, ne court-on pas le risque, particulièrement dangereux, de décrédibiliser une juste cause, d’en banaliser la notion et de lasser une opinion qui restera sourde si un jour survient une alerte sérieuse ? »
L’Affaire Jean-Louis Roux, comme on peut l’imaginer, rencontre peu d’écho médiatique au Québec depuis sa publication. Le fait que l’ouvrage soit autoédité en dit long sur les obstacles rencontrés par l’auteur. Il est vrai que celui-ci se livre à des constats qu’une partie de la société préférerait voir couverts d’un voile pudique, comme dans ces quelques lignes issues de son chapitre conclusif : « Aujourd’hui, une bourgeoisie continue de monopoliser les tribunes et les instances stratégiques dans le but de façonner une mémoire à sa convenance, à coups de fraudes s’il le faut, à coups de mensonges et de censure, à coups de campagnes de peur et à coups d’ostracisme. Hors des sentiers battus de la mémoire québécoise officielle, une mémoire sans conteste nationaliste, ne s’y trouvent rien de battus, sinon ceux et celles qui se sont écartés des pistes. »
Nota : pour se procurer cet essai, on pourra contacter l’auteur sur sa page Facebook ou en suivant ce lien.
Illustrations : Jean-Charles Harvey, photographie - Yves Lavertu, photographie.