Nadja MIchael - ©-Maarten-Vanden-Abeele
Depuis 1986, au Palais Garnier, les spectateurs portent dans leurs souvenirs la Médée de Cherubini incarnée jusqu'à l'incandescence par Shirley Verrett dans la mise en scène de Liliana Cavani. Depuis, nos directeurs généraux de l'Opéra n'ont pas considéré que l’œuvre valait reprise ou nouvelle production. Une erreur de plus à l'actif de ceux qui disent défendre le répertoire français. Car peut-on discuter l'appartenance de Cherubini au monde français, lui qui fut deux décennies durant directeur du Conservatoire, lui qui eut avec Lodoïska le plus grand succès de la révolution française, lui le représentant d'un néo-classicisme musical dont la très fameuse la coupole, décor de Médée de Ezio Frigerio à l'opéra (c'était une production du Comunale de Florence je crois), inspirée des coupoles en trompe d'oeil à la Andrea Pozzo se voulait une illustration, illustration d'un monde à la fois rigide et renversé, dont les lignes verticales semblaient vaciller, illustration du monde à la fois figé et renversé où évoluait Médée, l'étrangère, la colchidienne échouée dans un monde grec qui l'a bafouée et répudiée.
Combien de tragédies évoquant Médée au XVIIème, à commencer par celle de Corneille, inspirées plus ou moins de la pièce homonyme d'Euripide, chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvres, que je vis à Epidaure avec l'immense tragédienne grecque Alika Katseli, souvenir d'adolescence resté gravé dans ma mémoire pour la vie entière: je la vois encore partir sur son char, dans la douce brise du soir, devant 14000 spectateurs médusés.
Et "ce poison que Médée apporta dans Athènes" que Phèdre cite dans son dernier monologue chez Racine fait de Médée sa sœur en passion et en destin. C'est dire que Médée ne peut échapper à une bête de scène, que ce soit Callas qui la ressuscita avec Bernstein en fosse à la Scala, ou Verrett qui s'en empara, ou plus tard la Antonacci avec Kokkos au Châtelet. C'est la première condition: au monstre qu' est Médée, il faut l'incarnation d'un monstre des planches, et un monstre vocal pour les redoutables pièges de la partition. Bref, on peut imaginer qu'aujourd'hui elles sont bien peu nombreuses celles qui peuvent conjuguer pareilles monstrueuses qualités.
Cherubini, qui a vécu en France de 1788 jusqu’à sa mort en 1842, et qui dirigea le Conservatoire de Paris pendant vingt ans, est aujourd’hui un peu laissé de côté par les directeurs d’opéras, alors que Weber, Beethoven, Wagner, mais aussi Brahms lui vouaient une admiration sans bornes et lui ont emprunté beaucoup. A peine plus jeune que Mozart de quatre ans, il a digéré la révolution gluckiste, les évolutions mozartiennes (dont il cite des passages des Nozze di Figaro dans Lodoïska, chef d’œuvre à peine connu en France et jamais représenté scéniquement), Haydn, et par le symphonisme qu’il développe dans ses opéras ou opéras comiques (incendie dans Lodoïska, tempête dans Médée), il est un homme du XIXème, et ce n’est pas un hasard si Weber contribue largement à sa fortune en Allemagne et si Beethoven lui emprunte bien des motifs. Mais Brahms lui vouait un culte, au point d’être enterré avec la partition de Lodoïska sous sa tête. Trésor méconnu, auquel un chef comme Riccardo Muti s’est largement consacré, il est surtout connu aujourd’hui par Médée, opéra inspiré de la tragédie de Pierre Corneille, sur un livret de François Benoît Hoffmann.
Il paraît que ce très beau spectacle signé Krzysztof Warlikowski a été interrompu à la Première plusieurs fois par les sifflets d’un public imbécile et ignorant, que Paris sait secréter. Je trouve insupportable que ce public, supposé savoir qui est Warlikowski, vienne souffrir bruyamment et empêcher les autres de suivre normalement un spectacle. On peut évidemment siffler, mais au baisser de rideau, et non à la manière des malotrus pendant le spectacle. C’est pitoyable. Bien heureusement, la dernière fut triomphale, avec de longs applaudissements et des hurlements de joie à l’apparition du metteur en scène polonais.
Abondance de matière dans ce spectacle à qui veut en rendre compte, un moment fort, esthétiquement beau, très travaillé, tout en tension. D’abord, l’actualité récente aux Etats-Unis, avec ces enfants massacrés dans une école, non seulement montre que les monstres sont parmi nous, mais rend une glaçante actualité à la vidéo projetée sur le rideau doré du décor, elle qui montre une école, des institutrices, et un monde d’enfants qui est l’un des motifs centraux du travail du metteur en scène. Les deux enfants qui vont être massacrés jouent au proscenium pendant que le public s’installe. Ils sont en permanence sur scène, dessinant sur les murs, ballotés entre Créon, Jason, et Médée, refusant de suivre Dircé la fiancée de Jason, ils circulent parmi le chœur, et apparaissent comme des otages du drame. Un drame qui se déroule dans un décor unique, fait de verre, de miroirs sans tain, de reflets, d’échafaudages et de lumières d’une crudité à la limite du supportable. Un drame dont l’espace central est un espace tragique, assimilable à l’orchestra du théâtre grec, où évoluent chœur et protagonistes. Un espace délimité par une cloison miroir, un peu comme dans son Iphigénie en Tauride à Garnier, qui reflète chef et salle, et prolonge les jeux de perspective, notamment celle de la langue de sable qui court le centre de l’espace, sorte de no-mans land où les personnages abdiquent leur visage social pour être eux-mêmes. L’idée est assez simple, et suit exactement les mouvements de la musique : Jason en épousant Dircé choisit un destin banal, sert une ambition minable, lui qui avait vaincu des monstres en conquérant la Toison d’or. Le monde de Corinthe est un monde à l’image de cette ambition, rabougri, minable, petit bourgeois, à l’opposé de l’exigence tragique (voir les costumes des dames de la cour, dans un piteux défilé années 50, un peu à la manière de Marthaler dont Warlikowski visiblement s’inspire). La passion de Médée est une passion en débat avec les Dieux, une exigence du tout, qui suffoque devant le choix de Jason. Ainsi Jason est-il d’emblée à la fois rejeté, mais en même temps reste désirable, et intensément désiré, comme dans les dilemmes habituels du monde tragique. Comme Phèdre qui se déteste parce qu’elle aime Hippolyte, et parce qu’elle sait en même temps qu’Hippolyte n’est pas le héros dont elle a rêvé. Elle sait qu’elle aime quelqu’un qui n’en vaut pas la peine et elle continue de l’aimer, donc elle se méprise tout en allant jusqu’au bout. Médée envers Jason n’est pas loin de cette posture. Si Jason est devenu affreusement banal, il ne vaut plus la peine d’être aimé, et pourtant elle l’aime et le désire et donc ne peut qu’aller jusqu’à la destruction suprême, celle dictée par les Dieux, pour rester conforme au mythe qu’elle se construit d’elle-même. En ce sens, en quelque sorte, tuer ses enfants est la preuve d’amour suprême, ce qu’elle peut offrir à la fois de meilleur et de pire pour correspondre à son image et à son passé. Jason est un personnage de vaudeville, Médée est une héroïne tragique.
Médée est autre. Et Warlikowski, en la faisant surgir tout de noir vêtue, au milieu de cette pâle blancheur d’un mariage convenu, fait surgir Amy Winehouse dans la Noce chez les petits bourgeois, avec ce qu’elle traîne derrière elle de soufre, de déglingue, de marginalité, mais de sublime génie en même temps : il faut voir s’asseoir Nadja Michael pour comprendre cette irruption, de côté, sans entrée théâtrale et centrale mais latérale et presque clandestine, et qui fait néanmoins qu’on a désormais plus d’yeux que pour elle, tout sauf une desperate housewife. Elle est autre, et tous veulent l’exclure tout en subissant sa fascination. Elle ne quittera plus la scène, avec ses jambes effilées,avec son corps tatoué omniprésent qui attire les hommes et leur fait peur, c’est l’étrangère au sens fort, avec qui on va jouer à « je t’aime je te tue », qui attire comme l'inconnu et qui effraie.
Il y a toujours un espace de l’intimité chez Warlikowski sur le vaste plateau qui fixe le déroulé du drame, cet espace, c’est cette fois une commode à gauche de la scène, sur laquelle on pose tous les symboles, dont la Toison d’or, et dans les tiroirs desquels on sort et on range les accessoires intimes et les linges. C’est de là que Médée sort la robe empoisonnée de Dircé. La fin est une trouvaille extraordinaire : Médée revient non plus en noir mais dans un pantalon d’un bleu criard et avec un teeshirt sous lequel elle dissimule quelque chose, qui la fait apparaître comme enceinte : elle vient de tuer ses enfants et redevient mère. Sous le teeshirt, les pyjamas ensanglantés des petits, qu’elle va ranger calmement dans la commode non sans les avoir soigneusement pliés, comme une maman, et son devoir de mère accompli, elle fume une cigarette, et rentre sur le plateau sur lequel est tombé le lourd rideau de fer doré. On entend une explosion. Fin. Grandiose.
A cette production très attentive, aux éclairages magnifiques (la vidéo qui court sur les artistes du chœur à la fin semblant les habiller est un moment étonnant) aux exigences très pointilleuse en matière de jeu correspond une réalisation musicale moins convaincante, mais néanmoins honorable.
D’abord, le choix de proposer cette œuvre exécutée par un orchestre sur instruments anciens, au son mat, sans vraie réverbération, même remarquable comme ce soir (il paraît que ce ne fut pas toujours le cas cette semaine) fait à mon avis perdre tout le côté « musique de l’avenir » de la musique de Cherubini. Cette musique dont le symphonisme a un caractère évident, me paraît mieux sonner « symphonique » avec un orchestre ordinaire. Je ne vois pas ce qu’apporte de plus ce choix, même si le rythme, le dramatisme, le halètement tragique sont présents. Christophe Rousset mène tout son monde avec un tempo très rapide (l’ouverture !) et de forts contrastes aussi bien dans les rythmes que dans le volume sonore.
Les chœurs de Radio France sous la direction de Stéphane Petitjean sont nobles à souhait même si on préfèrerait peut-être plus de volume.
Médée et Jason
La distribution dans l’ensemble m’est apparue plutôt pâle, notamment dans les rôles de complément: les servantes de Ekaterina Isachenko ou Anne-Fleur Inizan par exemple, ou même la Dircé de Elodie Kimmel, problématique en ce dimanche (certains amis ayant vu d’autres représentations soutenaient qu’elle a été meilleure), avec ses aigus criés, son manque d’homogénéité dans la ligne de chant, son grave inexistant.
Vincent Le Texier promène toujours son timbre chaud, et sa présence naturelle et donne à Créon une vraie humanité, en positif comme en négatif. Le Jason de John Tessier est totalement inexistant, mais c’est aussi le rôle qui le veut mais la voix, dont le timbre est assez joli, ne sort pas vraiment: aucune présence dans les ensembles ni dans les duos.
Reste la jeune Varduhi Abrahamyan, Néris vraiment émouvante, au timbre de velours, chantant avec vrai engagement et véritable intensité : elle existe, elle, et pleinement…rappelons qu’aux côtés de Callas on avait trouvé une Néris qui débutait et qui fit une carrière assez intéressante, elle avait nom Teresa Berganza.
Et puis il y a Nadja Michael, bête de scène, à la présence naturelle grâce à un corps magnifique, que Warlikowski fait bouger vraiment beaucoup ( trop sans doute) et qui par son timbre sombre, la manière de colorer la voix, le volume, l’homogénéité, fait vraiment la différence, malgré des faiblesses de justesse et une absence de rigueur stylistique que la composition du personnage masque Si le personnage voulu par Warlikowski est autre, la voix l'est également : un volume très large, des aigus quelquefois un tantinet criés mais dans l’ensemble dominés , qui fait incontestablement la différence entre tout le reste de la distribution et elle. Tout le premier acte est assez gluckiste dans la couleur, aimable, sans grande originalité : dès qu’elle entre en scène, c’est un tout autre enjeu, une tout autre partition et la voix est d’un tout autre niveau. Certes, on pourrait souhaiter une diction quelquefois plus claire, et de l'expression plus marquée, mais toute la distribution s’efforce de chanter le français et de le dire, sans vraiment y réussir dans ces dialogues modernisés remplaçant les dialogues originaux évidemment démodés, où Krzysztof Warlikowski et Christian Longchamp font dire aux personnages un texte neuf qui correspond à l’analyse psychologique qu’ils ont voulu faire passer, mais qui ne correspond pas forcément toujours à l’effectivité de la situation, d’où un sentiment quelquefois de décalage entre le texte et le chant accentué par l'amplification du dialogue, marque de "l'actualisation", mais que je trouve singulièrement dérangeant et inutile, sauf à faire de l'effet sur certains mots: sexe, sperme; là on est un peu dans la mode. Autre décalage, voulu lui aussi, celui du début du second acte, où l’on entend « Oh, Carol ! » de Neil Sedaka (1958), certaines oreilles sensibles n’ont paraît-il pas supporté cette intrusion sacrilège d’une musique profane dans le bel ordonnancement sacré de l’opéra. Dans le contexte cela fonctionnait assez bien, inutile donc de pousser des cris d’orfraie.
Tout ce bruit autour du scandale supposé d’une production déjà ancienne (Amy Winehouse était en vie lors de la première de Bruxelles) est encore une illustration du « Much ado adout nothing ». C’est une belle production, mais pas forcément la meilleure de Warlikowski, dont on a en tête le très beau Parsifal ou le Roi Roger. Ce travail cependant fait honneur au théâtre et confirme la place éminente de Warlikowski dans le paysage théâtral d’aujourd’hui. Il nous reste à attendre une production sur instruments modernes, avec une distribution plus équilibrée à l’Opéra peut-être. Il reste que l’après-midi a été fructueux, que cette musique est vraiment stimulante, et belle, et profonde, et qu’elle mérite mieux qu’une notice dans une encyclopédie et une poignée de spectateurs braillards.