Ils sont banquiers, collectionneurs, mécènes, viticulteurs... Depuis près de trois siècles, leur nom est inséparable de l'histoire, comme en témoigne une exposition à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons rencontré les héritiers de cette grande famille européenne.
Il y eut un temps où, en langage courant, la référence à Crésus pour rendre compte de l'infinie richesse a perdu de son pouvoir évocateur et cédé la place dans la mythologie des temps modernes à la référence à Rothschild. Il y eut également un temps, dans l'histoire de la célèbre famille, où le sobriquet qui la désignait fut rehaussé de la particule annonciatrice de l'anoblissement et du titre de baron. Ce n'était que la reconnaissance officielle de la place éminente qu'ont occupé les «de Rothschild» au temps de la Sainte-Alliance, sous la monarchie de Juillet, le Second Empire et les républiques à venir. Une ascension aussi rapide avait évidemment frappé les imaginations. Stendhal, le premier, écrira «riche comme Rothschild».Leur arbre généalogique plonge ses racines dans le ghetto de Francfort-sur-le-Main, au milieu du XVIIIe siècle. L'ancêtre Mayer Amschel Rothschild habite avec sa famille une ruelle sordide. On ne lui accorde pas le droit d'exercer un métier noble, de vendre des étoffes ou même de devenir forgeron ou menuisier. Alors, comme beaucoup d'autres Juifs, il spécule, vit du commerce de l'argent, accepte de parcourir les routes d'Allemagne dans une mauvaise voiture pour recouvrer les intérêts dus à son protecteur, le margrave de Hesse. La force de Mayer, c'est qu'il n'agit pas seul: il envoie chacun de ses cinq fils s'établir dans une grande capitale d'Europe, organisant ainsi de solides réseaux d'information au sein de la famille. Bientôt, les Rothschild père et fils vont développer un système de courrier privé plus rapide que celui des Etats eux-mêmes. Les cinq frères mettent ainsi en place la première multinationale de l'histoire, devenant, du même coup, des «Européens» avant la lettre. C'est la source de leur puissance. Les Rothschild de la deuxième génération, parmi lesquels le cadet, James, que son père envoie à Paris, sont déjà des hommes fort riches.
À travers le destin de la famille Rothschild, l'exposition présentée à la BNF s'attache à la personnalité de James. Quand il arrive à Paris en 1812, il a 20 ans. Ivre de liberté, il se jette dans le travail avec une espèce de sauvagerie. Son ascension est fulgurante et l'on croise bientôt chez lui tout ce que Paris compte de diplomates, de ministres, d'aristocrates qu'il traite avec une certaine ironie. Les grands négociants fréquentent le cercle de la rue de Gramont? Lui se fera élire en 1829 au cercle de l'Union, le plus noble, le plus snob, et le plus rigoriste. Ses concurrents forment une bourgeoisie jalouse de ses conquêtes? James deviendra l'intime des Noailles, des Ligne, des princes d'Orléans. Rêvera-t-il alors de marier sa fille à un duc? Justement pas. Les Rothschild ne se mariaient qu'entre eux, préférant aux grandes alliances flatteuses des mariages entre cousins et nièces qui permettaient à la dot de rester dans le patrimoine familial commun. Dès le début de sa carrière, James, qui avait épousé sa cousine Betty, se rangea dans le camp de la contre-révolution, ce qui l'amena à combattre Napoléon en qui il voyait la résurgence de l'esprit jacobin, à choisir la Sainte-Alliance des monarques et donc à soutenir tout ce qui ressemblait à une Restauration après la tempête révolutionnaire. La longue guerre qui déchira l'Europe de 1792 à 1815 fut à l'origine de sa fortune. James devint le banquier de Louis XVIII et de Charles X, avant de devenir celui de Louis-Philippe et son homme de confiance. La faveur royale lui permit de bien se placer dans la grande révolution industrielle qui allait faire de lui le magnat des chemins de fer.
Comme ses frères, James sera pris de la passion de construire. Il demandera à l'architecte britannique Joseph Paxton de restaurer le château de Ferrières. C'était une propriété de légende, où 120 domestiques servaient plusieurs fois par semaine des dîners de 60 couverts, où on lessivait 80.000 pièces de linge à l'année, où les écuries pouvaient accueillir 80 chevaux et où un système de wagonnets en sous-sol permettaient d'acheminer les plats des cuisines dans la salle à manger.Typique de ce que l'on a appelé le «style Rothschild», la décoration de Ferrières était un mélange savamment dosé d'opulence et de confort, de goût du gigantesque et de passion vraie pour les oeuvres d'art. James sera le premier Rothschild à collectionner des tableaux. Son premier achat sera une toile de Jean-Baptiste Greuze, La Laitière, aujourd'hui au Louvre. L'école française n'était pourtant pas sa préférée, son intérêt le portait surtout vers les primitifs flamands tels que Jan Van Eyck (la Vierge et l'Enfant avec saints et donateurs) ou Hans Memling (la fuite en Egypte), deux chefs-d'oeuvre eux aussi légués au Louvre.
Chaque Rothschild mériterait une biographie. Nathan, le frère de James, passait pour avoir de l'humour. Comme sa fille Hannah aimait la musique, il se laissa convaincre de donner un concert où Paganini vint jouer. Il le félicita en prenant l'accent yiddish: «Foilà une cholie muzique.» Il fit alors tinter des pièces de monnaie dans sa poche: «Za, z'est ma muzique à moi. Le monde l'égoute avec adention mais ne la respecte pas autant.» Les cousins Rothschild redoutaient la tante Alice, jardinière émérite mais redoutable bougon, qui agrippa un jour le bras de la reine Victoria en lui criant: «Arrêtez de marcher sur mes pelouses.» Il faudrait des volumes entiers pour expliquer les Rothschild et leurs châteaux, les Rothschild et les chevaux de course, les Rothschild et le vin. Des livres et des livres pour dresser la liste de leurs fondations. Et bien d'autres ouvrages encore pour énumérer les splendides oeuvres d'art dont ils ont fait don aux musées. Aujourd'hui encore, le nom de Rothschild est lié à l'origine du système bancaire international, à de fabuleuses richesses, à de la croissance sociale et à la montée sans pareille d'entreprises, ainsi qu'à un style de vie servant de critère. Est-ce pour cela que James de Rothschild, le vrai James, est cent fois plus passionnant que tous les Nucingen, Lucien Leuwen et autres Gundermann que, dit-on, il inspira à Balzac, Stendhal ou Zola?
source : Le Figaro