Lire la prologue de cette passionnante (?) saga à cette adresse : http://legraoullydechaine.fr/2012/11/30/journal-dun-intervieweur-sequestre-prologue/
Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! Quinze jours après, nous sommes enfin en mesure de publier la suite du journal de captivité de notre ami Renan Apreski, toujours prisonnier d’un groupe d’indignés dans un lieu dont la nature exacte et la localisation restent à ce jour mystérieuses (et, soit dit en passant, pour le moins louches). Nous ne pouvons offrir aucune garantie concernant son éventuelle libération avant Noël, l’enquête de la police pataugeant littéralement dans le yoghourt.
DIMANCHE 18 NOVEMBRE, 12 h 35 : Voilà à peine deux jours que je suis cloîtré dans cette chambre d’hôtel sans étoile, et une routine s’est déjà installée : mes geôliers viennent m’apporter mes repas en temps et en heure, suivant un horaire aussi millimétré que du papier à musique. Ils sont toujours trois à chaque fois, j’essaie de les interroger, je ne peux jamais rien en tirer, il n’y en a jamais qu’un qui répond de façon évasive, les deux autres semblent ne même pas comprendre le français. Je suis bien nourri et bien traité, je ne peux pas dire le contraire, ils ont même la gentillesse de me monter un livre à chaque fois, histoire de me donner de quoi m’occuper, mais après vingt-quatre heures passées sans pouvoir me renseigner sur l’actualité, le désespoir commence à me gagner…
18 h 55 : Deux hommes et une femme viennent m’apporter le repas du soir et une édition des Raisins de la colère ; je leur demande s’il est vraiment impossible qu’ils me prêtent un portable, non sans leur jurer que je ne m’en servirai que sous leur surveillance. « Nous n’en avons pas, monsieur Apreski, me répond la femme.
- Hein ? Mais comment c’est possible ?
- Nous n’en avons pas besoin, c’est tout.
- Mais comment faites-vous pour le travail ?
- Nous sommes tous sans travail.
- Mais c’est pas comme ça que vous allez en retrouver…
- Vous n’allez pas vous remettre à nous donner des leçons ? Sachez que si on vous retient prisonnier, c’est justement en partie parce que vous n’arrêtez pas de nous traiter de fainéants !
- Mais je ne parlais pas de vous en particulier, je parlais des assistés en général…
- Ah ! Vous voyez ! Dès que vous parlez des gens qui n’ont que les aides sociales de plus en plus rares pour subvenir à leurs besoins, vous employez une terminologie méprisante ! C’est un peu facile quand on gagne 300.000 euros par mois en interviewant les gens avec plus ou moins de pertinence ! Les « assistés en général », ça n’existe pas ! Nous sommes tous des individus qui avons tous nos vies, lesquelles n’ont en commun que leur dureté ! Je ne suis pas une « assistée », monsieur Apreski ! J’ai fait des études pour devenir professeur, j’ai travaillé dur pour financer mes études, mais je suis toujours condamnée à errer de stages en remplacement parce que le gouvernement précédent a littéralement sabré le budget de l’éducation nationale !
- Mais vous n’avez plus de souci à vous faire, alors, le gouvernement actuel a promis de créer des postes…
- Je suis déjà saturée de promesses ! Ce ne sont pas les belles paroles de Hollande, Ayrault et Peillon qui vont payer mes dettes ! Quand bien même je serais enfin titularisée, je n’aurais en face de moi que des jeunes résignés à avoir une vie de merde !
- -Je comprends votre colère, mais il y a d’autres moyens de manifester votre mécontentement…
- Quand nous nous organisons une manifestation ou signons une pétition, ça fait autant d’effet que de pisser dans violon puisque vous, les cadors du journalisme, vous n’en parlez jamais ! Nous n’existons que quand vous sentez que notre misère représente une menace pour vous aussi ! Les journalistes cul et chemise avec les politicards et les financiers, on en a ras le bol ! Si je m’écoutais, je vous donnerai des baffes, vous me dégoutez ! »
C’est la première fois depuis mon enlèvement qu’une des personnes me surveillant ne parvient plus son animosité à mon égard : je comprends que j’ai ouvert une boîte de Pandore et que j’ai intérêt à revenir à l’objet premier de ma requête : « Heu… Est-ce que je peux avoir une radio ?
- Nous n’avons plus de radio : on n’y passe que des mensonges, nous avons tous jeté notre poste par la fenêtre. Nous n’avons plus de télé non plus.
- Et des journaux ?
- Ça oui, je peux vous en monter un. Lequel préférez-vous ? L’Humanité ? Fakir ? CQFD ? La décroissance ?
- Heu… L’Humanité.
- Très bien, je passerai l’information. Bon appétit. »
Sur ce, redevenue aimable, elle s’en va. Ses deux camarades n’avaient pas desserré les dents durant toute cette entrevue et avaient à peine bronché quand l’enseignante en herbe avait commencé à élever la voix. De toute évidence, ils ne comprenaient rien au français ! J’ai affaire à une internationale… J’avais répondu L’Humanité parce que c’était le seul des journaux qu’elle m’avait cité dont je connaissais le nom. Je croyais que la presse « indépendante » avait disparu depuis longtemps : comment se faisait-il qu’il reste des journalistes ne souhaitant pas bénéficier de la protection d’une grande entreprise leur permettant de bien faire leur travail ?
LUNDI 19 NOVEMBRE, 12 h 40 : N’ayant pas pu suivre la journée électorale à l’UMP, j’ai littéralement arraché le numéro de l’Huma qu’un homme taillé comme une armoire à glace, comme toujours accompagné de deux complices aussi muets que des carpes, m’apportait en même temps que mon déjeuner. Surprise : ce scrutin capital pour notre pays ne fait pas la une du quotidien qui préfère parler des pleurnicheries d’obscurs élus sur la nécessaire politique d’austérité et prendre la défense des terroristes palestiniens contre lesquels l’État d’Israël ne fait que se défendre. Fébrilement, je tourne les pages pour trouver une information digne de ce nom…
La « une » du numéro de « L’huma » en question : nous laissons à notre collègue séquestré la responsabilité de ses propos.
« Ça va, on ne vous dérange pas ? » me lance, manifestement vexé, le gros costaud. De fait, je n’avais même pas dit bonjour, ce que je m’étais pourtant scrupuleusement efforcé de faire pour chaque visiteur jusqu’alors. Bafouillant des excuses, je repris la parole : « Vous comprenez, j’essaie d’en savoir plus sur le résultat des élections à l’UMP…
- Parce que ça vous intéresse, vous ? Copé et Fillon approuvent tous les deux la même politique qui a mis mon foyer sur la paille : avant ma femme et moi, on touchait tous les deux le RMI, et maintenant, on doit se contenter d’un seul RSA ! Nos revenus ont été divisés par deux du jour au lendemain à cause de l’UMP ! Alors savoir qui dirige ce parti de pourris…
- Mais comment se fait-il que vous soyez au chômage, un grand gaillard comme vous…
- Je ne suis pas un « grand gaillard », pour le marché de l’emploi : j’ai 40 ans et j’ai pas de diplômes ! Quand mes parents m’avaient fait embaucher dans une fonderie à 16 ans, je croyais mon avenir tout tracé : la délocalisation de l’usine, je ne l’ai pas vue venir ! Mais je ne suis pas là pour vous parler de mes problèmes, on m’a juste dit de vous dire que vous allez recevoir une visite importante en milieu d’après-midi… »
À l’annonce de cette nouvelle, j’eus bien du mal à me retenir de laisser éclater ma joie : cela voulait dire qu’on allait me mettre en présence d’un interlocuteur valable ! J’allais enfin pouvoir obtenir des explications ! Avant de laisser partir l’armoire à glace, je lui demandai quand même, alors qu’il était déjà sur le pas de la porte : « Dites, vos deux complices, là, ils ne parlent pas français ?
- Non, ils sont espagnols ! »
Il ferma la porte, sans en dire davantage. Je déduisis de cette réponse plutôt sèche que je devais me trouver près de la frontière franco-espagnole, non loin des Pyrénées. Étant donné l’importance du mouvement des indignés en Espagne, il me semblait logique que mes ravisseurs y aient des complices. Mais de quel côté de la frontière et à quel endroit précis ? Et puis comment pouvaient-ils communiquer avec ces espagnols, si ceux-ci ne parlaient pas français pour la plupart ? Dans l’expectative des visiteurs importants que je devais attendre, je remis la résolution de ces mystères à plus tard…
15 h 55 : Trois hommes ont pénétré dans ma chambre ; je les reconnus sans peine ! Il s’agissait de Gérard Filoche, Stéphane Hessel et Pierre Carles ! Je les avais déjà rencontré plus d’une fois, sans jamais vraiment sympathiser avec eux : quelque chose dans leur attitude m’avait fait sentir, à chaque fois, qu’ils me voyaient comme un ennemi. Quoi qu’il en soit, j’avais devant moi trois personnalités qui étaient dans doute des figures de proue du mouvement des indignés en France ! Je restai interdit, ne m’attendant pas à les voir apparaître dans cette espèce de trou du cul du monde !
Gérard Filoche.
« Bonjour, monsieur Apreski, commença Gérard Filoche. Je présume que vous ne savez pas pourquoi vous êtes retenu ici ?
- À vrai dire, répondis-je au célèbre inspecteur du travail en retraite, je m’en doute un peu : j’ai cru comprendre que mes méthodes journalistiques ne plaisaient pas à tout le monde…
- Méthodes journalistiques ? Me coupa Stéphane Hessel. Méthodes de lèche-cul, oui !
- Ouais ! Comme dirait Guy Bedos, poursuivit Pierre Carles, vous avez du apprendre le journalisme dans une école d’hôtellerie : vous posez vos questions comme les larbins posent les plats ! »
Échaudé par l’insolence de l’ancien résistant et du réalisateur de documentaires, je coupai court à ce procès qu’on me faisait et demandai des explications.
« Voyez-vous, reprit Gérard Filoche, vos vigiles ont parlé : il parait que ça fait sept ans que vous les réengagez systématiquement comme vigiles à temps partiel sans jamais leur proposer un CDI de vigile à temps plein…
- Et alors ?
- Et alors c’est illégal ! C’est formellement interdit par le code du travail ! S’ils saisissent les prud’hommes, vous êtes pratiquement sûr de perdre et de devoir payer une lourde amende !
- Hein ? Mais je ne savais pas ! Et le code du travail, vous êtes sûr que ça existe encore ?
- Nul n’est censé ignorer la loi, monsieur Apreski ! Et oui, le code du travail existe encore, malgré les fantasmes de Laurence Parisot, et ce n’est pas parce que je suis à la retraite que je vais laisser des patrons le bafouer ! Alors, de deux choses l’une : ou bien vous engagez vos vigiles à temps plein, ou bien ils saisissent les prud’hommes.
- Ils vont oser faire ça, ces minables ? Ils ne sont pas déjà assez contents d’avoir du boulot ? Des vigiles qui seraient prêts à assurer ma sécurité, même pour une misère, il y en a plein à Pôle emploi !
Stéphane Hessel.
- Paix ! Dit Stéphane Hessel, m’interrompant dans mon élan. Ce n’était que la première condition. La deuxième, la voilà : nous en avons marre, moi le premier, de vous entendre traiter systématiquement de fainéants, d’assistés et de profiteurs les travailleurs et les démunis qui ne font que lutter pour leurs droits ! Vous ne serez relâché que si vous renoncez à cette terminologie dégradante et vous engagez à faire preuve de respect pour ceux qui n’ont pas la chance, comme vous, de payer beaucoup d’impôts !
- Quoi ? Mais si je me mets à faire ça, ça va me coûter ma place au repas du Siècle…
- Précisément ! Dit à son tour Pierre Carles. La troisième condition, c’est que vous arrêtiez à participer à ce repas ou une élite politico-médiatico-financière autoproclamée, sans un soupçon de légitimité démocratique, décide du sort de la population ! C’est précisément parce que vous ne tenez à ce privilège que vous êtes si connivent et si partial !
Pierre Carles.
- Peuh, dis-je dans un réflexe de fierté ! Vous dites ça parce que vous êtes jaloux…
- Assez, trancha Stéphane Hessel ! Il ne vous sera fait aucun mal, mais je vous connais assez pour savoir que vous ne supporterez pas indéfiniment d’être coupé du monde ! Pour être libéré, il vous suffit d’accepter de faire signer un CDI à vos vigiles, de vous engager à ne plus parler des travailleurs avec mépris et de renoncer à votre place au repas du siècle ! Vous feriez bien d’accepter tout de suite, ce serait plus facile pour tout le monde…
- Pas question, hurlai-je ! C’est du chantage pur et simple ! Je n’ai pas fait tout ça pour en arriver à obéir à la racaille !
- Tant pis pour vous, dit Gérard Filoche. Vous resterez ici aussi longtemps que vous n’aurez pas accepté et signé un engagement écrit !
- Nous n’avons rien de plus à vous dire, continua Pierre Carles, vous êtes prévenu ! » Et les trois hommes de se retourner sans même me regarder…
21 h 00 : Depuis le départ de Filoche, Hessel et Carles, je n’ai pas cessé de me creuser la tête : j’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne savais que faire ! Les exigences de mes ravisseurs sont inacceptables ! Je ne peux évidemment pas céder, mais que faire ? Je n’ai aucun moyen de communication me permettant de joindre mes collègues ou ma famille, je n’ai qu’une vague idée de l’endroit où je me trouve, tous mes geôliers me sont hostiles (dire que je rêvais de faire ce métier pour qu’on me demande des autographes !). Finalement, je crois que je vais laisser pourrir la situation : une enquête a sûrement été lancée, tôt ou tard les forces de police me trouveront et tout ce moche monde sera incarcéré. En attendant, je n’ai qu’à profiter des largesses de mes ravisseurs qui me logent et me nourrissent gratuitement…
À suivre…
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