Moonrise kingdom

Par Kinopitheque12

Wes Anderson, 2012 (Etats-Unis)  

Au milieu d’une année cinématographique un peu terne, en 2012, le dernier film de Wes Anderson aura figuré une plaisante éclaircie. Ce réalisateur, que l’on voudrait de nationalité anglaise ou française, mais qui est bien un auteur américain, je ne le portais pas particulièrement dans mon cœur jusqu’à ce dernier long métrage : depuis l’encourageante Famille Tenenbaum (2001), l’ennui m’avait gagné peu à peu, culminant avec La vie aquatique (2003) – au point que je n’ai pas même pris la peine de regarder A bord du Darjeeling limited (2007).

Cependant, Moonrise kingdom est une réussite, non pas un chef-d’œuvre – je ne pense pas que Wes Anderson soit capable de produire un chef-d’œuvre – mais un beau film, touchant, visuellement très plaisant, et l’on souhaite montrer à des jeunes gens cette touchante histoire de premier amour et d’aventures plutôt que de les voir une fois de plus se faire presque écraser par le gros nez en 3D d’une énième créature numérique et hystérique. Wes Anderson se montre une fois encore avec Moonrise kingdom un réalisateur de comédies se distinguant par sa méticulosité, son intérêt un peu trouble pour les alcôves et les non-dits (pour l’univers bourgeois donc), ses beaux plans fixes décorés comme le boudoir d’une coquette ; mais cette fois-ci, cela prend.

Comment donc est-il parvenu à se dépêtrer de son bourbier narcissique, de ce fétichisme voué à des étoffes de tweed et à des objets de consommation vintage dans lequel il se vautrait de film en film ? Rien n’a changé en fait de ce point de vue avec cette dernière œuvre, qui accumule à l’écran un immense tas d’objets délicieusement désuets ; le problème ne venait donc pas de ce caractère bourgeois assumé dans ses œuvres ; si Moonrise kingdom plaît là où ses prédécesseurs ont ennuyé, c’est que la manière de filmer est renouvelée. Elle est devenue plus énergique. Entendons-nous : il ne s’agit pas de faire une critique de la lenteur au cinéma, qui est un effet auquel le réalisateur et le monteur peuvent recourir, mais d’affirmer qu’elle était déplaisante dans les précédents films de Wes Anderson, le servant dans une complaisance importune pour les pleurnicheries de ses personnages bourgeois.

Grâce à ce regain d’énergie, Wes Anderson parvient de nouveau à convaincre. Cependant, ce n’est pas dans Moonrise kingdom, mais dans Fantastic mister Fox (2009) que le réalisateur a trouvé cette nouvelle manière, qui lui sied beaucoup mieux. Dans son film d’animation, il reléguait en arrière-plan son goût difficile à partager pour les personnages bourgeois chérissant leurs bobos et son choix d’un rythme narratif qui leur était fidèle (son image-type étant le plan moyen sur un personnage rigoureusement placé dans un décor très ordonné, qui accroche le regard ; le personnage, entre deux silences mélancoliques, énonce une de ces répliques pince-sans-rire que l’on offre toujours à Bill Murray ; Anderson nomme ces plans des « tableaux vivants ») ; ces personnages et leurs répliques désopilantes sont toujours là dans les deux derniers longs métrages de Wes Anderson, mais ils se trouvent emportés malgré eux par l’énergie des plus jeunes dans Mister Fox, puis dans Moonrise kingdom. L’incorrigible Mr Fox, avatar de Peter Pan, refuse de grandir, les enfants de Moonrise kingdom font l’école buissonnière et les mouvements de caméra suivent naturellement cette énergie juvénile, cette évasion temporaire loin d’un monde de poupées à la fois sécurisant et étouffant : les mouvements panoramiques brutaux reliant deux compositions très méticuleuses (avec décors et costumes extrêmement travaillés), les faux panoramiques suivant une flèche ou un projectile, les déplacements de caméra complexes dans des décors oniriques (un tunnel creusé par Fox, le phare où vit l’héroïne de Moonrise kingdom), tout cela transmet cinématographiquement l’enthousiasme des enfants, leur capacité à entrer tout entiers dans les rôles qu’ils prennent ; et ces enfants traînent désormais derrière eux sans être le moins du monde ralentis leurs parents dépressifs (le trio démoralisant Murray/Mc Dormand/Willis bien obligé de sortir de leur lit pour retrouver les enfants) et le réalisateur lui-même.

Il semble que Wes Anderson ait fait une grande découverte en prenant conscience du fait qu’il est en fait un réalisateur de films pour enfants. Il a longtemps représenté des personnages adultes qui, comme lui certainement, ne peuvent faire le deuil de leur enfance et vouent un culte fétichiste à tous les objets qui seuls demeurent d’une jeunesse toujours plus éloignée ; devant leur incapacité à assumer les responsabilités de la vie adulte, ils tentent maladroitement de recréer les jeux d’aventuriers de leur enfance (le sous-marin de La vie aquatique, le train d’A bord du Darjeeling), tout en découvrant qu’ils n’ont plus l’énergie nécessaire pour les mener à bien – dans Moonrise kingdom, à sa femme qui le somme de sortir de son état dépressif au nom des enfants dont il a la charge, Bill Murray réplique que « Ce n’est pas assez » et préfère continuer à céder à des lubies infantiles telles qu’aller couper un arbre dans le jardin pour faire passer sa détresse. Ainsi, on s’ennuie ferme à bord du sous-marin de La vie aquatique, qui n’a pas à son bord un ténébreux Nemo mais un groupe de discussion formé de dépressifs. Au contraire, quand un enfant prend les commandes de la narration, comme le fait le beau jeune couple de Moonrise kingdom, la rêverie aventurière que le réalisateur recherchait est enfin retrouvée – même si elle se réalise dans un faux espace ouvert, rassurant par les limites étroites qu’il présente : une île.

Oh, on connaît bien l’avenir de ces enfants pleins de fantaisie, leur travail d’avocats et de courtiers en assurance les ennuiera, ils divorceront certainement, incapables d’oublier leur enfance privilégiée, et collectionneront dans un mouvement régressif des amoncellements de vieux disques, de pantalons trop courts et de couteaux-suisses ; bref, ils reproduiront l’existence de leurs parents à laquelle ils savaient ne pouvoir échapper – c’est de là que vient toute la secrète détresse des personnages des films de Wes Anderson et leur besoin panique de fuguer.

Tous les personnages de Wes Anderson répètent la même histoire, celle de représentants de la classe moyenne à la fois démesurément attachés à leur culture raffinée et condamnés au fatum de la reproduction sociale, du chemin tout tracé de la vie bourgeoise : le temps d’un film, ils parviennent à se divertir de ce destin étouffant. Ajoutez à ces œuvres les histoires de va-nu-pieds des premiers Ken Loach (le beau Kes, 1969, dans lequel Billy échappe un instant à sa condition misérable en regardant son oiseau s’envoler) et celles des princesses boudeuses de Sofia Coppola et vous aurez un beau spectre hiérarchique évoquant le même constat : celui du caractère insupportablement étouffant de notre société de classes.

Romain