Moi j’aime bien les pommes de terre, d’ailleurs je ne connais personne qui n’aime pas ce légume. Ne souriez pas, je vous devine, vous pensez que je vais me lancer dans un panégyrique du tubercule et développer quelques recettes dont j’ai l’habitude de me régaler. Que nenni ! Ce ne sera pas mon propos du jour. Repartons sur de bonnes bases.
Moi j’aime bien les pommes de terre. Et pourtant, c’est à elles que je dois mes premières larmes d’émotions littéraires. Je sais, patates et littérature, vous ne voyez pas encore où je veux en venir, d’un autre côté ce n’est pas plus mal sinon vous fileriez déjà ailleurs voir ce qu’il s’y passe. Evacuons tout de suite l’hypothèse où le terme « patate » serait pris dans un sens imagé et désignerait un écrivain vraiment mauvais. Ca existe et je lie souvent les deux par énervement, mais ce n’est pas non plus ce dont je veux vous entretenir. Je recommence, car je sens que vous perdez pied.
Moi j’aime bien les pommes de terre mais c’est à elles que je dois mes premières larmes d’émotions littéraires. Nous sommes dans les années 50, assez gosse pour avoir des cours de lecture en classe. Le maître en blouse grise nous a demandé de sortir nos livres. Mon bouquin est rangé dans le casier de mon pupitre en bois. Sur le tableau noir derrière lui, le professeur a inscrit à la craie blanche, le nom du texte et l’auteur. Jean-Christophe de Romain Rolland. Dans sa totalité, Jean-Christophe est un roman fleuve d’une dizaine de tomes, dans notre livre de classe on n’y trouvait qu’un passage tiré de L’Aube, le début de l’ouvrage.
Nous ouvrons nos livres à la page indiquée et le maître, désignant un élève, lui demande d’en lire quelques lignes, puis un second poursuit la lecture et ainsi de suite. Ce texte nous l’avons lu et relu durant plusieurs jours et chaque fois, la même émotion me brisait, chaque fois les larmes me venaient aux yeux et je me hâtais de les sécher au cas où le sort me désigne pour la lecture.
J’avais l’âge de Jean-Christophe peut-être, en tout cas sachant lire couramment, je pouvais appréhender le texte sans être contrarié par les embûches grammaticales ou le déchiffrage des mots. Passé le stade du décryptage, j’étais entré dans le plaisir de la lecture et des émotions induites. Ce plat de pommes de terre, pas assez nombreuses pour nourrir toute la famille réunie autour de la table, je l’ai gardé en mémoire toute ma vie. Et aujourd’hui encore, tandis que je recopie pour vous le passage incriminé, j’en ai toujours le goût salé par les pleurs muets, en bouche.
« Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents. On faisait maigre chère, ces jours-là. Nul ne s’en apercevait mieux que Christophe. Le père ne voyait rien ; il se servait le premier, et il avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu’il disait ; et il ne remarquait pas le regard de sa femme, qui riait d’un rire forcé, en le surveillant, tandis qu’il se servait. Le plat, quand il passait ensuite, était à moitié vide. Louisa servait les petits : deux pommes de terre à chacun. Lorsque venait le tour de Christophe, souvent il n’en restait que trois sur l’assiette, et sa mère n’était pas servie. Il le savait d’avance, il les avait comptées, avant qu’elles arrivent à lui.
Alors il rassemblait son courage, et d’un air dégagé : – Rien qu’une, maman. Elle s’inquiétait un peu. – Deux, comme les autres. – Non, je t’en prie, une seule. – Est-ce que tu n’as pas faim ? – Non, je n’ai pas grand’ faim. Mais elle n’en prenait qu’une aussi, et ils la pelaient avec soin, ils la partageaient en tout petits morceaux, ils tâchaient de la manger le plus lentement possible. Sa mère le surveillait. Quand il avait fini : – Allons, prends-la donc ! – Non, maman. – Mais tu es malade, alors ? – Je ne suis pas malade, mais j’ai assez mangé. Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile, et qu’il s’adjugeât la dernière pomme de terre. Mais Christophe se méfiait maintenant ; et il la réservait sur son assiette pour Ernst, le petit frère, toujours vorace, qui la guettait du coin de l’œil depuis le commencement du dîner, et qui finissait par lui demander : – Tu ne la manges pas ? Donne-la-moi, dis, Christophe. Ah ! comme Christophe détestait son père, comme il lui en voulait de ne pas penser à eux, de ne même pas se douter qu’il leur mangeait leur part ! Il avait si faim qu’il le haïssait et qu’il aurait voulu le lui dire ; mais il pensait, dans son orgueil, qu’il n’en avait pas le droit, tant qu’il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son père lui prenait, son père l’avait gagné. Lui n’était bon à rien ; il était une charge pour tous ; il n’avait pas le droit de parler. Plus tard, il parlerait – s’il arrivait à plus tard. Oh ! il mourrait de faim, avant !…
Il souffrait plus qu’un autre enfant de ces jeûnes cruels. Son robuste estomac était à la torture ; parfois il en tremblait, la tête lui faisait mal ; il avait un trou dans la poitrine, un trou qui tournait et qui s’élargissait comme une vrille qu’on enfonce. Mais il ne se plaignait pas ; il se sentait observé par sa mère, et il prenait un air indifférent. Louisa, le cœur serré, comprenait vaguement que son petit garçon se privait de manger, pour que les autres eussent davantage ; elle repoussait cette pensée ; mais elle y revenait toujours. Elle n’osait pas l’éclaircir, demander à Christophe si c’était vrai ; car, si c’avait été vrai, qu’aurait-elle pu faire ? Elle-même était habituée aux privations, depuis qu’elle était petite. À quoi sert de se plaindre, quand on ne peut faire autrement ? Elle ne se doutait pas, il est vrai, avec sa frêle santé et son peu de besoins, que l’enfant dût souffrir davantage. Elle ne lui disait rien ; mais, une ou deux fois, quand les autres étaient sortis, les enfants dans la rue, Melchior à ses affaires, elle priait son aîné de rester, pour lui rendre quelque petit service. Christophe lui tenait sa pelote, tandis qu’elle la dévidait. Brusquement, elle jetait tout, et l’attirait passionnément à elle ; elle le mettait sur ses genoux, quoiqu’il fût déjà bien lourd ; elle le serrait. Il lui passait avec violence ses bras autour du cou, et ils pleuraient tous deux, en s’embrassant comme des désespérés. – Mon pauvre petit garçon !… – Maman, chère maman ! … Ils ne disaient rien de plus ; mais ils se comprenaient. »