Bridge in Paris
1905, Whitney Museum, New York
Le pont-rempart
Cette vue rapprochée du Pont Neuf matérialise un triple blocage :
- le piéton du quai est bloqué par l’arbre ;
- l’arche centrale est interdite par le panneau ;
- l’arche de droite est barrée par le bord du tableau.
Grâce au point de vue très latéral qu’il a choisi, Hopper réussit à transformer un pont en un rempart triplement infranchissable, et l’arche en un tunnel obscur.
Sens interdit
Un cercle rouge sang démesuré, interdisant l’accès à un demi-cercle sombre, donne du grain à moudre aux sympathiques interprétations vaginales. Hopper le francophile pouvait-il manquer d’interpréter « sens interdit » en terme de restriction sexuelle ? Ce tableau ne révèle-t-il pas les affres du jeune puritain ? La « péniche » qui ne passe pas par ce trou ne serait-elle pas un calembour révélateur ?
L’anomalie des arches inégales
Commençons par une question plus terre-à-terre : pourquoi l’arche de gauche est-elle en arc de cercle, alors que celle de droite présente une arête verticale ?
Une photographie d’aujourd’hui révèle l’astuce de Hopper : c’est en restant totalement fidèle à la réalité, mais en gommant les contours de l’avancée triangulaire, qu’il crée cette fausse anomalie.
Subtilisations
L’impression d’étrangeté est délibérément construite par le cadrage : un pont dont on ne voit pas l’eau et un quai qui ne mène à rien, puisque l’arbre cache l’arche la plus à gauche.
Un dernier point d’interrogation subsiste : à quoi correspondent les deux barres grises, avec un liseré blanc que l’on voit sous la deuxième arche : à une péniche qui passe ?
L’écluse de la Monnaie
L’arche que Hopper a choisi de représenter n’est pas n’importe laquelle : elle servait d’entrée ou de sortie à l’écluse de la Monnaie, qui se trouvait juste derrière, et qui a été démolie quelques années après le tableau, en 1923.
Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Neuf.
Le Pont Neuf, 1909, Whitney Museum
En 1909, il reviendra d’ailleurs peindre le Pont Neuf vu de l’écluse, sans oublier la guérite en forme de poivrière de l’éclusier.
Le vrai passage interdit
Du coup la réalité contredit totalement l’illusion savamment organisée par Hopper : l’arche soit- disant interdite se révèle être le véritable passage. Tandis que la seconde arche ne mène qu’à un cul de sac : et la péniche dont on voit un petit bout est vraisemblablement au garage.
Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Des Arts
Un panneau bien réel
Le panneau existait bel et bien et interdisait aux péniches de s’engager dans l’écluse lorsqu’une s’y trouvait déjà.
Hopper a représenté avec précision le grand cercle rouge, pour le jour, et petite lanterne juste en dessous, pour la nuit.
Il ne reste pas de photographie de ce panneau. Mais nous en avons du panneau symétrique, situé de l’autre côté de l’écluse, prises pendant la grande inondation de 1910.
Ce petit tableau est typique du côté mystificateur de Hopper : lorsqu’il manipule ouvertement sous notre nez un symbole par trop évident, c’est à coup sûr pour nous faire tomber dans le panneau.
Bridge in Paris
1905
Hopper 1905 Bridge in Paris
Le Pont des Arts
1907
Deux ans plus tard, Hopper revient sur le même quai, traverse le tunnel, et nous montre ce qu’il y a derrière : après la masse moyenâgeuse du Pont Neuf, la silhouette arachnéenne du Pont des Arts. Comme une feuille que l’hiver aurait réduite à ses nervures.
Les passages qui étaient bloqués se sont ouverts : le long du quai pour les piétons sous la première arche, le long du fleuvepour les péniches sous la seconde. Deux sont à quai au Port Saint-Nicolas, le Port du Louvre, où l’on décharge du charbon et des pommes de terre.
Le regard s’enfonce vers un autre pont – celui du Carrousel – qui invite à s’enfoncer encore plus avant dans une régression à l’infini.
Le tableau s’est aussi ouvert vers le ciel : et les badauds qui circulent dans les deux sens sur le tablier exaltent la simplicité de la communication retrouvée.
Le Pont des Arts
1907
Le Pont des Arts
Aujourd’hui
Boy and Moon
1906-1907
Hopper 1906 Boy and Moon
Summer interior
1909
Deux autres oeuvres que tout oppose : aquarelle contre huile, couleurs froides contre couleurs chaudes, dessin précis contre empâtements mal définis, garçon habillé vu de dos contre fille demi-nue vue de face. Illustration pour livre d’enfant contre scène pour chambre à coucher.
Un lit très symbolique
Le lit est très semblable, avec son échancrure circulaire bien reconnaissable : dans l’aquarelle, c’est un bateau prêt à prendre le large, une invitation au départ ; dans la peinture, une chaloupe dont il n’aurait pas fallu tomber.
Les petits garçons rêvent de fracturer les cloisons pour voguer dans de vastes paysages lunaires.
Les jeunes filles feraient mieux de fermer les persiennes et de ne pas quitter leur lit.
Le sens de lecture
Dans quel sens faut-il lire cette scène énigmatique ? De l’avant vers l’arrière, comme si le lit essayait de sortir par l’ouverture trop étroite de la cheminée ?
Plutôt l’inverse, de l’arrière vers l’avant : le lit tente de faire rempart contre ce qui vient par la cheminée, de même que les persiennes font écran à la chaleur d’un jour incandescent. Remarquons que ces barricades sont vaines : puisque la lumière passe quand même et tombe, d’un vasistas, sur le bout du pied de la fille.
La fille-lit
Pied de chair contre pied de bois, chemise retroussée contre drap défait, tête ronde contre tête ronde : la fille semble ici réduite à l’objet sur lequel on se couche.
Si Boy and Moon illustre l’appel d’air de l’aventure dans les chambres des petits garçons, Summer interior semble bien avoir pour thème l’intrusion irrésistible de la chaleur et de la lumière dans les chambres des jeunes filles.
Le débouché du tunnel
En hoppérien, summer signifie la plupart du temps sexe. Summer interior c’est L’ Intérieur du sexe, ou mieux, « Le sexe vu de l’intérieur.
Ici, la cheminée-tunnel traduit toute l’ambivalence du symbole pour Hopper :
le passage obscur ne conduit pas toujours à la grâce aérienne du Pont des Arts, à la révélation d’un au-delà lumineux :
il peut tout aussi bien déboucher sur la déréliction d’une fille violée.
The Locomotive
1922, Whitney Museum, New York
Ici le sens de lecture est univoque, et donné par la direction de la locomotive : trop mastoc, trop hérissé de cheminées et de pistons, le gros objet phallique est en panne à l’entrée du tunnel .
Deux techniciens en casquette et un badaud en canotier s’interrogent sur ce dysfonctionnement que l’on espère temporaire.
Après ces tableaux d’approche, nous voici armés pour nous attaquer à une des oeuvres les plus insolites dans la production de Hopper, une des seules où il nous montre des personnages en mouvement et un lieu facilement localisable.
Bridle Path
1939, Collection privée
Le lieu
Cette piste cavalière existe vraiment, dans Central Park, à hauteur de la 72ème rue, et passe non pas dans le tunnel sombre représenté par Hopper, mais sous un petit pont mégalithique en schiste de Manhattan, construit sans aucun ciment .
Riftstone Arch, dans Central Park
L’immeuble à l’arrière, avec ses allures de château-fort, est le célèbre Dakota, devant lequel fut assassiné John Lennon.
L’interprétation vaginale
Elle s’impose pour de nombreux commentateurs, d’autant qu’une seconde arche tout aussi suspecte lui fait écho en haut à gauche, sur la façade du Dakota.
Arche que malheureusement Hopper n’a pas inventée…
Le tableau pourrait même évoquer une scène biblique bien connue, accommodée à la sauce new-yorkaise :
« Pensant à l’intrépidité d’Eve et à la réticence d’Adam lorsqu’ils commirent le Péché Originel (dans un jardin de surcroît, que Central Park évoque facilement), je suis également tenté de voir dans Bridle Path une allusion à la Chute« . Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.
L’interprétation vaginale (variante)
Plus subtilement, certains s’interrogent sur la réticence du cavalier :
« Celui-ci tire sur la bride pour retenir son destrier blanc. Il ne renonce certainement pas à pénétrer dans le tunnel, mais il est vraisemblable qu’il veut éviter – par courtoisie ? – de précéder la jeune femme blonde. La symbolique équine est trop évidente pour qu’il soit besoin d’insister sur la suggestion d’un désir sexuel impétueux mais différé, suggestion rendue encore plus évidente par l’obscurité de l’entrée du tunnel – analogon de la « petite mort ». Alain Cueff, Edward Hopper, Entractes, Flammarion 2012
L’interprétation historique
Selon une théorie récente (*), ce tableau ferait partie des trois oeuvres majeures de 1939 travaillées par l’angoisse du conflit mondial. Tandis que Roosevelt multipliait les programmes d’aide à l’Angleterre, une grande partie des Américains – dont Hopper, demandaient à brider ces initiatives pour éviter d’être entraînés dans le nouveau conflit européen. Ce tableau représenterait la résistance à entrer en guerre, symbolisée par les chevaux qui rechignent à s’engouffrer dans le tunnel sombre.
(*) Alexander Nemerov, 2007, Wyeth Lecture in American Art at the National Gallery of Art in Washington “Ground Swell: Edward Hopper in 1939.”
L’interprétation biographique
« Il se trouve que « Bridle » et « bridal » se prononcent exactement de la même façon : le premier terme (aussi bien substantif, verbe ou adjectif) désigne la bride, le second terme, sous cette forme adjectivale, se traduit par « nuptial » . « Bridal Path » peut ainsi se traduire par « chemin nuptial » ou, avec une inflexion plus duchampienne, « passage de la mariée ». Et, si Hopper a élaboré son jeu de mots sur l’homophonie des deux termes, le motif sous-jacent obtenu par le redoublement du premier serait la « bride de la mariée » ou, mieux encore, la « bride nuptiale ». « Alain Cueff, op.cit.
Les références possibles
Toutes ces interprétations nous laissant sur notre faim, il est tentant de rechercher ailleurs : mais parmi les mythes, fables ou récits classiques, on n’en trouve aucun qui mette en scène deux cavalières et un cavalier, deux centauresses et un centaure, deux déesses et un dieu équins.
Les références artistiques sont tout aussi rares : le thème des chevaux pénétrant dans un tunnel n’a été traité que par Géricault :
Géricault, 1821, Entrance To The Adelphi Wharf
L’explication de Bridle Path, s’il y en a une, ne sera pas trouvée dans une référence externe.
Les trois personnages
A ce stade, un examen détaillé des personnages s’impose :
- la cavalière de gauche, blonde, monte un cheval roux (alezan) ;
- la cavalière du centre, rousse, monte un cheval blond (champagne, ou palomino) ;
- le cavalier de droite, chapeauté, monte un cheval gris (flancs blancs, marques noires aux pattes).
Remarquons que Hopper a pris soin de varier les robes des chevaux de manière à illustrer les trois types les plus courants (sauf le cheval noir) : on sait par le journal de Jo qu’il a trimé pour les représenter, et s’est inspiré d’un livre d’anatomie chevaline.
Deux femmes-chevaux
Les deux femmes, la blonde et la rousse, illustrent les deux types hoppériens les plus courants. Et les chevaux qu’elles montent ont des robes de couleur inversée.
Supposons que chaque cavalière représente un type complet de femme, la partie humaine faisant référence à la tête, et la partie équine au corps, ou plus précisément à l’attitude vis-à-vis de la sexualité : alors la cavalière de gauche est une cérébrale montée sur un corps de feu, tandis que celle du centre a la tête chaude, mais le corps froid.
Nous reconnaissons dans cette dernière un portrait à charge de sa femme Jo, tandis que la blonde platinée émarge au registre du fantasme hoppérien (et hitchcockien) bien connu.
L’homme-cheval
Hopper tenait beaucoup à son couvre-chef : ainsi peut-on considérer le dessin ci-dessous comme une sorte d’autoportrait en nature morte :
Le chapeau de Hopper sur sa presse à gravure
A fortiori le cavalier de Bridle Path peut lui-aussi passer pour un autoportait : d’autant que le cheval blanc aux pattes noires représente assez bien la culpabilité du puritain vis à vis de la sexualité.
Le trio hoppérien
Si le cavalier était en position centrale, tout le monde reconnaîtrait sans peine le trio hoppérien déjà rencontré dans Two on the Aisle et Hotel Lobby (voir Avant la division) : un homme soumis aux attractions contraires d’une rousse et d’une blonde. Sauf qu’ici, il ne se trouve pas en position centrale entre les deux soeurs ennemies, mais expulsé latéralement.
Les arbres de Central Park
Comme à son habitude, Hopper a multiplié les croquis préparatoires, se rendant plusieurs fois sur le motif.
Bridle Path, étude préparatoire
On voit que, dans la réalité, de nombreux arbres se trouvaient sur le côté gauche au-dessus des rochers : fidèle à son procédé de simplification, Hopper les a impitoyablement élagués, sans doute pour rendre plus lisible la façade du Dakota.
Au fait, combien d’arbres a-t-il conservés ?
Au galop dans le tunnel
Armé de son livre sur les chevaux, Hopper a pris soin de les représenter au galop. Or le Riftstone Arch est plutôt bas de plafond. Peut-être un cavalier unique, en se tenant bien au centre, peut-il passer en galopant ; mais certainement pas trois de front.
L’arbre planté au milieu de la voûte illustre ce cavalier téméraire capable de traverser à toute vitesse : autrement-dit l’écuyère blonde.
Les deux arbres plantés sur le bord, aux troncs entremêlés en X, expliquent précisément l’action qui se déroule sur la droite de la piste cavalière : l’amazone rousse est en train de faire une queue de poisson au centaure en chapeau, pour le séparer de sa rivale blonde et le stopper à l’entrée du tunnel.
Dans ce tableau finalement plutôt limpide, Hopper nous livre la raison, irritante mais acceptée, qui l’empêche de s’engouffrer dans le tunnel de ses fantasmes et le protège de tout risque.
Le jeu de mot sur Bridle Path est justifié, mais ironique :
le «passage de la Mariée», c’est justement celui par où Jo jamais ne le laissera passer !
Approaching a city
1946, The Phillips Collection, Washington
En 1946, Hopper revient une dernière fois sur le thème du tunnel, épuré de tout personnage.
Il faut une grande confiance dans la persévérance des fantasmes pour invoquer encore une fois la bonne vieille interprétation, s’agissant d’un homme de 64 ans qui a peint son premier tunnel quelque quarante ans plus tôt :
“Le tunnel d’ Approaching a city, vers lequel tout, dans le tableau, se dirige, évoque autant un vagin que ceux de Bridle path, Bridge In Paris et The locomotive ». Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.
Il les évoque autant, c’est-à-dire tout aussi peu…
Le point de vue d’Edward
Comme souvent, Hopper a jeté en pâture aux exégètes une indication parcimonieuse, qui botte en touche et ne dit rien de l’élément essentiel, le tunnel.
«J’ai toujours été intéressé par l’approche d’une grande ville en train ; je ne parviens pas à en décrire exactement les sensations. […] Il y a une certaine peur et une angoisse, et un puissant intérêt visuel dans les choses que l’on voit en arrivant dans une ville »
Le point de vue de Jo
Comme souvent, Jo s’attache à un point de détail, qui reflète sans doute une suggestion personnelle que son mari a repoussée :
« Pourquoi ne veut-il pas de fines lueurs sur ses rails qui courent dans le tunnel ? Parce qu’il veut que le ballast des rails se trouve tout en bas du tableau. Sentiment de creux, d’enfoncement profond sous des falaises abruptes, mur des constructions. Des lueurs sur les rails les auraient soulevés. Ils vont droit dans les tunnels pour au moins 100 miles. »
Des lueurs sur les rails auraient surtout créé une continuité entre l’extérieur et l’intérieur, ce dont Hopper ne veut pas : il faut que cette bouche sombre soit un attracteur dont on ne ressort pas.
L’approche de la ville
D’une certaine manière, le tableau confirme le titre : pour cette dernière entrée en piste du tunnel, Hopper nous le présente du point de vue de la locomotive, et rien de prévisible ne s’oppose à ce qu’elle s’y engouffre.
D’une autre manière, le tableau infirme le titre avec une ironie souveraine : plus nous nous approchons du tunnel, plus nous nous éloignons de la ville, puisque nous allons justement perdre la vue sur ses maisons et ses rues.
Et en rentrant dans le tunnel, nous allons sortir du tableau : puisque les rails qui nous portent convergent en hors champ, à gauche.
Ce tunnel angoissant qui s’enfonce sous la terre, loin de la ville et hors de la peinture – les deux mondes dans lesquels Hopper vit – chacun sait vers quoi il nous mène…