Quo vadis, Christian Prigent ?

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

source : Mediapart 13/12/2012


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« Où vas-tu ? », c’est la question que pose Christian Prigent à la fin de La Vie moderne, son livre de poèmes paru cette année, et qui est une manière de prolongement, dans une veine épique plus familière, de son précédent et vertigineux Météo des plages (2010).

Fait-on aujourd’hui plus intrigant butineur de vers que cet avant-gardiste auto-proclamé, bras armé des années « langagières », cofondateur en 1969 de la revue TXT (Steinmetz, Novarina, Verheggen…) ? À tout le moins, force est de reconnaître à ce mécano de la Générale poésie une vigueur expérimentale que rien ni la place faite au poème (qui a de tous temps été aussi résiduelle) ni la situation de la poésie elle-même ne paraît refréner.

Louis Pons, L’Impasse de l’oubli

Sur ce dernier point, c’est d’ailleurs plutôt de profusion et de diversité qu’il faudrait parler pour la poésie en langue française. Même si les différentes sensibilités d’écriture composent un paysage tout en strates où elles peuvent apparaître comme autant de tentatives isolées, communiquant peu entre elles, les plus marquantes n’en travaillent pas moins en profondeur nos représentations à la manière des assemblages en relief de villes et de ports de Louis Pons.

Essayiste, théoricien sagace, Christian Prigent est de ces poètes qu’un souci formel de forclusion, de condensation prosodique a mené à faire retour à la poésie métrée. Ainsi, tous les poèmes de La Vie moderne sont composés en quatrains (trois par poème) d’hendécasyllabes (vers de onze syllabes). En voici le premier quatrain :

5/7 (p-m). Niqabs & strings sur l’estran.
Pensée : « vie » = un massage géant.
Lu au kiosque :
Le poil dans le X ? Plus qu’un
Marché de niche (ici : non). Sous spot des seins

D’emblée, il apparaît que le choix d’un vers impair est bien malicieux, soumettant l’oreille « versifiée » à un décompte interne des plus incertain (ici la mesure interne en 4/7 peut néanmoins s’entendre au moins trois fois aux vers 1, 3 et 4). Mais il y a fort à parier qu’un Benoît de Cornulier, en rigoureux poéticien, trouverait à redire à ces vers complexes (plus de huit syllabes) qui, souvent, tirent à la césure (interne), rendue folle, y perdant toute la notion de « contexte » métrique érigée en principe de la versification. Chez Prigent, on s’en doute, cet extrême dérangement du vers est on ne peut plus volontaire, jusqu’aux coupes enjambantes de fin de vers :

Sillon des incroyables mondes en 3
D tout schuss entre les monts de silicone

C’est même là l’insinuant intérêt, la folie logeant dans le poème même de Christian Prigent. Toute cette construction poétique ne serait que château de cartes si elle ne se fondait sur une lecture du monde tout en tension. Et bien plutôt en l’occurrence sur une lecture de l’actualité dans le journal Libération.

Car en fait, comme l’indique le sous-titre même du livre, cet ensemble de poèmes est « un journal ». Plus précisément, le poète a commencé par découper des bouts de phrases dans les différentes rubriques du quotidien, dont il a tiré des parties : « la société », « la politique », « la santé », « l’amour », « le sport », etc., tout ce que l’on trouve dans un journal.

S’appuyant ensuite sur la technique du cut-up*, il a façonné ses poèmes, l’écriture sur la lame du couteau dégouttante (oui, participe présent adjectivé) de ces vers étant alors cet élément constructible qui ne renvoie qu’à lui-même, et qui est, à la différence de l’écriture journalistique, sa propre réalité, dans l’espace symbolique de la langue.

À ceci près que l’écriture gagnée chez Prigent l’est toujours sur l’ennui, sur la mélancolie. Et elle en jubile, comme ici, dans ce poème sur-titré « transport amoureux » :

Moi debout costume anthracite vous as
Sise et féline oh ce sourire si as
Sassin sans retenue sur 3 w
Vudanslemétro point com on se télé

Phone ? Ou toi belle amazone sur Solex
Noir et moi en émoi quasi pataud sur
Vélib gris partout une part de mon pur
Amour solo pédale sur zéro point sex.

© Louis Pons, Docks

(…)

La Vie moderne se clôt sur un « portrait de fin (en Quo vadis ?) » dont l’épigraphe est de Cendrars :

Et le soleil t’apporte le beau corps d’aujourd’hui
Dans les coupures de journaux
Ces langes

Comme une invitation* à se replonger indéfiniment dans le « roman en vers » de Météo des plages :


Là où blanchit le corps de ton père dans la Manche
Viens soixante ans après te faire geler par
Ces écumes effondrées sur des tranches
De vie cadrées collé à des cauchemars.

La vague est de jade figé. Son âme : pleur
Virgulé. Vois : pas des lambeaux de pertes
De maillots sexy rouges par les expertes
Nageuses, ces fanions fuis dans les ampleurs

Concaves du flux = mais la charpie de dilution
De l’horizon rouge (= beau). Et la paresse
Des gris partout (la paix, la nature, la graisse
Douce et non sapide des réconciliations).

Son corps ne gît pas dans les plis du drapeau :
Pour toi plutôt le temps plie cette oriflamme en lui.
Dans la résine
communisme est un mot fossi
Lisé flou sous les épluchures de sa peau.

Où l’on perçoit combien le poème de Christian Prigent est plongé dans l’Histoire ; sa syntaxe malmenée, disjonctive étant à l’organisation sémantique du poème ce que le social est à l’organisation d’une société : une politique du poème.

La Vie moderne, Météo des plages, sont édités chez P.O.L.

Voir ici le site de l’éditeur qui présente d’intéressantes vidéos d’entretien avec l’auteur.

* Private joke : je renvoie sur le cut-up ici même, là par exemple.

* Ce article est dédié à Ekaterina, boutchou…