Le succès de L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, une sélection au Festival de Cannes 2012, un casting A-List, un genre excitant et une connexion avec l’actualité. Voici tous les éléments qui faisaient de Cogan : Killing Them Softly un film que l’on attendait. Mais à trop patienter, forcément, la déception n’en est que plus grande.
Pourtant, le début du métrage pose des bases d’une solidité exemplaire. Ce travelling dans un tunnel où une personne avance vers ce que l’on devine une zone sinistrée agrémenté d’un mixage sonore entre discours de Barack Obama et musique industrielle envoie le motif principal de Cogan : Killing Them Softly. On va parler de désarroi humain sous fond de crise économique. Ainsi, et c’est l’une des premières impressions qui vient au spectateur, les personnages vont tous être des gros perdants qui n’arrivent pas à vivre pleinement leurs vies et qui se retrouvent embarqués dans des situations qu’ils n’arrivent jamais à pleinement maitriser. Le désenchantement est présent dans chaque mot de dialogues qui prennent leur temps : une négociation financière refusée, un mariage qui bat de l’aile, un truand qui s’auto-braque, un code d’honneur qui se fait la malle sont des preuves que la société n’avance pas correctement. Le cinéaste s’est amusé, pour un plus grand ressenti, à poser un casting hautement iconique avec les présences de Ray Liotta et de James Gandolfini qui ont clairement perdu leurs flamboyances d’antan, naviguant entre pitié et consternation, et d’autres têtes bien sympathiques, Brad Pitt et Richard Jenkins en tête. C’est la décadence morale d’une civilisation autrefois sûr de sa force qu’il nous est donné de voir par cette représentation de protagonistes qui jouaient jadis sur leurs ambitions, aussi détestables étaient-elles. Ici, ils donnent tous l’impression d’être blasés, incapable d’élever leurs conditions. Le constat est dur, l’échec est cuisant et l’Amérique en a finit avec ses opportunités, ses valeurs et ses idéologies, quelles qu’elles soient et quelques soient les moyens de les attraper et de les faire fructifier.
Le problème, c’est que ces dialogues sont parfois interminables et le film peut, peut-être, se résumer à une succession de scènes où les personnages n’arrêtent pas de blablater. De plus, un filmage en une succession de champs / contrechamps s’avère assez fade. Cette combinaison n’entretient pas toujours l’excitation et peut poser certains problèmes de rythme. Ce dernier tient seulement par rapport à la qualité des lignes déclamées et quelques unes apparaissent légèrement un ton en dessous de la plupart. Quand il n’y a ni les Pitt, Jenkins ou Gandolfini qui sortent clairement du lot, forcément le bât blesse et l’enthousiasme s’en ressent avec un poil d’ennui qui peut surgir à tout moment. Pire, dès que la première séquence réellement d’action se termine, le spectateur en est encore à chercher de la nervosité dans le reste du métrage. On nous promettait du badass, du violent, du lourd. Le spectateur se retrouve en fait devant un spectacle assez propret et en paradoxe avec son propos sur l’homme américain. Certes, tout ceci passe par la parole, les scènes d’action étant assez rares, et on comprend bien la posture du cinéaste de se renfermer sur ce principe de narration et de conditionner l’enfermement des protagonistes. Néanmoins, quelques images plus fortes à visée comportementaliste n’auraient pas été de refus car on ne sait finalement rien de ces individus dans leur manière de pénétrer le monde, d’interagir avec les données extérieures. Ils sont finalement cadenassés par et dans leur statut filmique, surtout que l’espace dans le genre américain est une donnée essentielle à ne pas négliger. Film de personnages typiquement oraux, Cogan : Killing Them Softly aurait pu basculer dans un cinéma plus viscéral et moins intellectualisant pour s’enrichir. Cela ne l’aurait pas empêcher d’être quand même cérébral.
Cette sensation est d’autant plus rageante que la crise se retrouve parfois dans le dispositif de la mise en scène. Quand Andrew Dominik prend la peine de faire prendre l’air à sa caméra, il se permet quelques belles images assez représentatives dans une optique assez classique et vintage des plus classieuses. La réflexion ne devient plus une donnée seulement dévolue aux personnages et se permet de contaminer le spectateur. Le superbe travelling latéral du début avec sa flopée de maisons en ruine et de rues mal nettoyées est à ce titre exemplaire et montre bien la déchéance physique du pays. Avec ce type de plan, le cinéaste prouve qu’il a parfois bien l’envie d’aller vers l’espace. De plus, le genre soulevé, le polar, est bel et bien celui par qui passe la dégénérescence urbaine avec cette plongée dans les bas-fonds sordides, les endroits oubliés, les ruelles cradingues, les banlieues mornes. Nous n’en sommes pas loin, ici, avec ses réunions sous des ponts, ses consignes de halles de gare, ses salles de jeu ou de réunion au fond des couloirs. Cette tentative est d’autant plus maligne qu’elle est un parfait contre-point au procédé sonore. Si on peut comprendre que les messages télévisuels et radiophoniques surchargent l’écran, il faut reconnaître qu’ils s’inscrivent parfaitement dans le projet du film. Ecoutés et vus par tout le monde et par personne à la fois, ils irriguent l’espace en continue telle une vague abstraite qui balaie et inonde la ville sans que personne ne s’en rende compte. Pourtant, elle a déjà touché l’ensemble de la population et aucun territoire n’a pu y échapper. La géographie, à l’instar des personnages, brosse le constat amer d’un pays en décrépitude. Il ne faut pas prendre le métrage comme une critique, avec dénonciation virulente ou démonstration à thèse que le cinéaste, d’ailleurs, refuse en annihilant toute perspective passée et future dans son discours. Le mal est déjà présent, le pourrissement était là à la naissance, il n’y pas de cause ni de conséquence, encore moins de solution. Il faut juste se laisser mourir. Entre une réalisation plutôt pudique et une sonorisation outrancière, Cogan : Killing Them Softly a su se trouver un style cinématographique, même si les messages auraient gagné à ne pas être commentés notamment dans une scène finale qui devient alors assez balourde. On pardonnera cet excès outrancier pour se rappeler que l’idée était des plus intéressantes.
Dans l’ensemble, nous ne sommes pas loin des thématiques du cinéma des années 1970, autre grand moment de crise dans le pays de l’Oncle Sam, qui voyait toute une cinématographie criait sa rage et son désespoir. En tout cas, Cogan : Killing Them Softly se pose clairement comme un héritier de cette décennie et ne manque pas d’établir des passerelles autant par le polar et que le personnage. Néanmoins, il ne faut pas crier au génie car le métrage déçoit formellement. Au-delà des piques énoncées plus hauts, il faut se bien se rendre compte de mauvais cœur que les plans d’une puissance évocatrice forte se sont plutôt rares. Certes, il y a de bien belles présences qui font bien plaisir mais le spectateur en arrive même à déceler quelques fautes de goût. Cogan : Killing Them Softly bascule alors dans l’inégalité et empêche le spectateur d’être à la fois convaincu et passionné. Deux moments précis viennent en tête : la scène de shoot à l’héroïne et l’assassinat de Ray Liotta. Toutes les deux sortent les gros sabots de réalisation et d’évocation. La première sort l’intégralité des stéréotypes liées à la prise de drogues avec arrivée du chef d’oeuvre de The Velvet Underground, Heroin la bien nommée, du plan subjectif aux limites du kaléidoscope et boosté au flou et de dialogues qui montrent bien la crétinerie du junky. Par l’empilage des clichés, cette séquence donne l’impression d’avoir soixante ans de retard. La seconde propose tout l’inverse. Elle envoie un ralenti, certes très graphique, mais qui s’éternise et qui ne sert finalement à pas grand chose. Le « bullet time » fait, ici, simplement trop moderne. La conclusion de ces deux scènes est terrible et assez symptomatique. Dans son ensemble, et si l’on ajoute le style initial, le métrage veut faire le fourre-tout afin de s’acheter une conscience post-moderne en montrant du doigt le fait qu’il a bien digéré l’éventail des représentations cinématographiques et montrer coûte que coûte un étalage de virtuosité. Hélas, avoir bien digérer ne veut pas toujours dire savoir bien digérer et le film, s’il ne devient pas prétentieux, s’avère être bancal et gratuit. Le cinéaste n’avait pas besoin d’une telle approche pour nous convaincre. Cela est bien dommage et ce ne sont pas les quelques fulgurances d’idées dans le point de vue qui vont nous satisfaire et relever la déception.
Cogan : Killing Them Softly n’est clairement pas la claque annoncée. On aurait aimé dire de nombreuses choses, se poser de multiples questions. Hélas, le réalisateur nous sort tout sur un plateau. S’il reste plutôt plaisant, le métrage n’est pas à la hauteur de ses ambitions et de sa réputation et reste mineur dans le genre. On pourrait, finalement, même presque parler de gâchis.