[note de lecture] "Monologue" de Ludovic Degroote, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

NDLR : Poezibao a reçu trois notes concernant Monologue, le livre de Ludovic Degroote (en plus de celle publiée par Florence Trocmé). 
On trouvera ci-dessous celle d’Antoine Emaz, puis viendront les notes de Jean-Pascal Dubost et de Matthieu Gosztola.  
Cette quadruple approche permettra de cerner aussi le travail du critique et de suivre différentes lectures d’un même  livre. 


 
Ce livre creuse la question du « bêtement humain / bêtement intime » (p.77). Il se situe dans une forme de continuité avec les deux précédents chez le même éditeur, 69 vies de mon père, et Un petit viol. En jeu, l’enfance, la famille, la construction autant que la déconstruction de soi, la mémoire et la façon de « s’en sortir sans sortir », pour reprendre l’expression de G. Luca. Car ces trois livres s’enracinent dans des traumatismes fondateurs autant que destructeurs : la mort du père, le viol adolescent, la mort de la sœur aînée. Mais à chaque fois, L. Degroote varie l’angle d’attaque de l’écriture sans jamais revenir au récit autobiographique classique. Raconter sa petite histoire n’intéresse pas grand monde sinon les proches et les voyeurs. Non, le but est ici plus large que seulement personnel, et plus complexe. 
D’abord, il y a sans doute cette ancienne idée chez Degroote que la vie a à voir avec les morts, que nous avons presque une dette de mémoire envers eux puisque c’est  grâce à leur longue chaîne historique que nous sommes vivants aujourd’hui alors qu’ils sont pour la plupart devenus parfaitement inexistants, oubliés. Cette ligne de force est déjà présente dans les poèmes de Pensées des morts (éd. Tarabuste). On notera que « ludo » est le seul survivant parmi les quatre « personnages » qui prennent la parole. Cette conscience de la fragilité de la mémoire, et donc de la nécessité de l’écrire d’une certaine façon, est très sensible dans le « monologue de Godeleine » : « à cause de ma langue qui a brûlé je ne peux plus parler qu’à travers chacun de vous » (p.21), « parce que je sais que pour vos enfants je deviendrai un mot défait, qui ne remplira plus rien que le souvenir de leurs propres parents, et dans ce vide de mon prénom je mourrai tout à fait » (p.29) Ce peu de poids final, cette poussière inconsistante de mémoire après une ou deux générations est d’autant plus difficile à accepter que pour ceux et celles qui ont vécu frontalement l’événement, c’est toute leur vie qui en est restée bouleversée. Ici, la mort violente de Godeleine Degroote, à 18 ans, dans un accident de voiture en Angleterre, lors d’un séjour linguistique en 1966. 
À partir de cet événement central, quatre personnages vont prendre la parole dans quatre « monologues » successifs qui constituent le livre : Godeleine, le père, la mère, et ludo. Le choix de cette forme d’écriture insiste déjà sur un point essentiel : la solitude. Le titre du livre l’indique aussi : on remarquera qu’il est au singulier puisque le livre entier est bien le monologue de l’écrivain Ludovic Degroote, distinct du « ludo » final, personnage au même titre que les trois autres. 
On peut cependant remarquer des différences entre les quatre soliloques qui constituent l’ensemble. Les deux centraux (père, mère) sont des monologues purs (je / il, elle), alors que les deux autres peuvent intégrer une sorte d’adresse à l’autre, dans une tentative de dialogue qui reste forcément sans réponse. Godeleine à Ludo : « je suis morte à dix-huit ans, tu n’en avais pas huit, et aujourd’hui que tu en as cinquante je reste ta grande sœur de dix-huit ans, c’est pour cela que tu as en partie cessé de vivre à sept ans » (p.30) ; Ludo à Godeleine : « vois-tu ma Godeleine les hasards qui m’ont mené à entrer dans ce livre n’ont fait que décaler ce qui était déjà là » (p.96). 
Le premier monologue, celui de Godeleine, est nettement plus long que les trois autres : il est le seul à revenir de façon précise et documentée sur les circonstances de l’accident mortel. Il installe aussi les différentes scènes et questions qui seront reprises par les trois autres personnages : la visite à la morgue, par exemple, mais surtout le motif de la culpabilité. Tous portent un poids qui les écrase : Godeleine se sent coupable, « ça me fait si mal d’avoir commis tous ces dégâts, je ne sais pas comment m’y prendre pour réparer, vu qu’on sait une fois mort que le camp des vivants n’est pas réparable » (p.18). De même, le père, jusqu’à sa mort, ne pourra se pardonner d’avoir autorisé le voyage funeste. La mère, elle aussi, ne peut oublier le fait de ne pas être entrée dans la morgue et donc de ne pas avoir vu une dernière fois sa fille. Quant au petit frère, il porte lui aussi sa charge : « ce n’était pas toi qui aurais dû mourir mais moi, parce que j’étais le plus petit et qu’ayant moins vécu cela aurait coûté moins, et aussi parce que j’étais un garçon et qu’il y en avait déjà trois, que ça n’aurait donc pas tant compté » (p.84). 
L’articulation entre les deux thèmes majeurs, fortement liés, que sont la solitude et la culpabilité forme la conclusion du monologue de Godeleine : « se représenter leur absence et ma solitude aussitôt a engendré leur culpabilité // dès lors, ils étaient condamnés à errer, chacun dans sa solitude, l’un auprès de l’autre // et à fabriquer d’autres solitudes // pour tenter d’échapper aux premières  » (p.40) 
On l’aura compris, ce livre explore comment un impact émotionnel  puissant entraîne des réactions psychologiques qui sont déterminantes pour le restant d’une vie, par la transformation de l’identité (père, mère), ou par la constitution extrêmement  malaisée d’une identité (ludo) : « je ne sors pas de mes sept ans // quel que soit mon âge, je ne sors pas de mes sept ans  » (p.94) 
Mais ce livre n’a pas seulement l’intérêt d’une analyse psychologique des effets d’un traumatisme : il a tout autant un enjeu littéraire : créer une forme d’écriture susceptible de suivre chacun dans ses méandres intérieurs. On a vu que le choix du monologue épouse la solitude murée des personnages. Mais ce n’est pas un monologue de théâtre : « méfie-toi du pathétique, petit ludovic, méfie-toi de toi » (p.17). Il s’agit plutôt d’une suite de fragments murmurés sans majuscule au départ ni point final. Florence Trocmé parle avec justesse d’une « écriture-gué ». Le texte est en miettes, en îlots, en pas japonais, en même temps que d’une très grande unité de ton alors que quatre personnages différents prennent la parole. Cette très forte unité sonore ramène aussi au singulier du titre. Mais cela n’empêche pas certaines variations significatives : les trois premiers monologues commencent par une affirmation claire du « je » parlant : « je m’appelle Godeleine Degroote » (p.9), « moi le père » (P.43), « j’ai moi la mère porté ma fille » (p.57). Mais le dernier monologue, celui de ludo, commence ainsi : « chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent » (p.71) Au lieu de s’affirmer à la première personne, ludo se fond dans le « nous » de la loi générale. Et plus largement dans le livre, on verra alterner une écriture du vécu, simple, directe, presque naïve et enfantine parfois, et d’un autre côté une écriture raffinée de la pensée, de l’analyse, usant d’une syntaxe beaucoup plus complexe : « car nous reprenons dans nos mémoires le cours de nos vies, parfois des années après, sans que nous puissions nous y attendre, d’une façon si naturelle qu’il semble que nous ayons arrêté l’intimité d’un geste ou d’une conversation et que le temps ne soit ni brisé ni même suspendu, mais qu’il ait glissé sous un autre temps qui en aurait été en quelque sorte la matière ou la caution, de sorte que ce temps en réapparaissant continue au lieu de rompre et nous continue au lieu de nous rompre dans notre geste ou notre conversation » (p.87). 
Dans ce type de passages, et ils sont nombreux, on voit très bien comment Degroote peut basculer de l’évocation du vécu personnel à la réflexion sur nos fonctionnements internes, nos labyrinthes intérieurs. Décidément, ce livre est bien à la fois intime et humain, et c’est l’écriture qui permet de faire le pont entre le plus singulier et le plus commun de vivre. 
[Antoine Emaz] 
 
Ludovic Degroote  -  Monologue 
Ed. Champ Vallon – col. Recueil  
100 pages – 11,50 €