NDLR : Poezibao a reçu trois notes concernant Monologue, le livre de Ludovic Degroote (en plus de celle publiée
par Florence
Trocmé).
On trouvera ci-dessous celle d’Antoine Emaz, puis viendront les notes de
Jean-Pascal Dubost et de Matthieu Gosztola.
Cette quadruple approche permettra de cerner aussi le travail du critique et de suivre différentes lectures d’un même livre.
D’abord, il y a sans doute cette ancienne idée chez Degroote que la vie a à
voir avec les morts, que nous avons presque une dette de mémoire envers eux
puisque c’est grâce à leur longue chaîne
historique que nous sommes vivants aujourd’hui alors qu’ils sont pour la
plupart devenus parfaitement inexistants, oubliés. Cette ligne de force est
déjà présente dans les poèmes de Pensées
des morts (éd. Tarabuste). On notera que « ludo » est le seul
survivant parmi les quatre « personnages » qui prennent la parole.
Cette conscience de la fragilité de la mémoire, et donc de la nécessité de l’écrire d’une certaine façon, est très
sensible dans le « monologue de Godeleine » : « à cause de
ma langue qui a brûlé je ne peux plus parler qu’à travers chacun de vous »
(p.21), « parce que je sais que pour vos enfants je deviendrai un mot
défait, qui ne remplira plus rien que le souvenir de leurs propres parents, et
dans ce vide de mon prénom je mourrai tout à fait » (p.29) Ce peu de poids
final, cette poussière inconsistante de mémoire après une ou deux générations
est d’autant plus difficile à accepter que pour ceux et celles qui ont vécu
frontalement l’événement, c’est toute leur vie qui en est restée bouleversée.
Ici, la mort violente de Godeleine Degroote, à 18 ans, dans un accident de
voiture en Angleterre, lors d’un séjour linguistique en 1966.
À partir de cet événement central, quatre personnages vont prendre la parole
dans quatre « monologues » successifs qui constituent le livre :
Godeleine, le père, la mère, et ludo. Le choix de cette forme d’écriture
insiste déjà sur un point essentiel : la solitude. Le titre du livre l’indique
aussi : on remarquera qu’il est au singulier puisque le livre entier est
bien le monologue de l’écrivain Ludovic Degroote, distinct du « ludo »
final, personnage au même titre que les trois autres.
On peut cependant remarquer des différences entre les quatre soliloques qui
constituent l’ensemble. Les deux centraux (père, mère) sont des monologues purs
(je / il, elle), alors que les deux autres peuvent intégrer une sorte d’adresse
à l’autre, dans une tentative de dialogue qui reste forcément sans réponse.
Godeleine à Ludo : « je suis morte à dix-huit ans, tu n’en avais pas
huit, et aujourd’hui que tu en as cinquante je reste ta grande sœur de dix-huit
ans, c’est pour cela que tu as en partie cessé de vivre à sept ans »
(p.30) ; Ludo à Godeleine : « vois-tu ma Godeleine les hasards
qui m’ont mené à entrer dans ce livre n’ont fait que décaler ce qui était déjà
là » (p.96).
Le premier monologue, celui de Godeleine, est nettement plus long que les trois
autres : il est le seul à revenir de façon précise et documentée sur les
circonstances de l’accident mortel. Il installe aussi les différentes scènes et
questions qui seront reprises par les trois autres personnages : la visite
à la morgue, par exemple, mais surtout le motif de la culpabilité. Tous portent
un poids qui les écrase : Godeleine se sent coupable, « ça me fait si
mal d’avoir commis tous ces dégâts, je ne sais pas comment m’y prendre pour
réparer, vu qu’on sait une fois mort que le camp des vivants n’est pas
réparable » (p.18). De même, le père, jusqu’à sa mort, ne pourra se
pardonner d’avoir autorisé le voyage funeste. La mère, elle aussi, ne peut
oublier le fait de ne pas être entrée dans la morgue et donc de ne pas avoir vu
une dernière fois sa fille. Quant au petit frère, il porte lui aussi sa
charge : « ce n’était pas toi qui aurais dû mourir mais moi, parce
que j’étais le plus petit et qu’ayant moins vécu cela aurait coûté moins, et
aussi parce que j’étais un garçon et qu’il y en avait déjà trois, que ça
n’aurait donc pas tant compté » (p.84).
L’articulation entre les deux thèmes majeurs, fortement liés, que sont la
solitude et la culpabilité forme la conclusion du monologue de Godeleine :
« se représenter leur absence et ma solitude aussitôt a engendré leur
culpabilité // dès lors, ils étaient condamnés à errer, chacun dans sa
solitude, l’un auprès de l’autre // et à fabriquer d’autres solitudes // pour
tenter d’échapper aux premières » (p.40)
On l’aura compris, ce livre explore comment un impact émotionnel puissant entraîne des réactions psychologiques
qui sont déterminantes pour le restant d’une vie, par la transformation de
l’identité (père, mère), ou par la constitution extrêmement malaisée d’une identité (ludo) :
« je ne sors pas de mes sept ans // quel que soit mon âge, je ne sors pas
de mes sept ans » (p.94)
Mais ce livre n’a pas seulement l’intérêt d’une analyse psychologique des
effets d’un traumatisme : il a tout autant un enjeu littéraire :
créer une forme d’écriture susceptible de suivre chacun dans ses méandres
intérieurs. On a vu que le choix du monologue épouse la solitude murée des
personnages. Mais ce n’est pas un monologue de théâtre : « méfie-toi
du pathétique, petit ludovic, méfie-toi de toi » (p.17). Il s’agit plutôt
d’une suite de fragments murmurés sans majuscule au départ ni point final.
Florence Trocmé parle avec justesse d’une « écriture-gué ».
Le texte est en miettes, en îlots, en pas japonais, en même temps que d’une
très grande unité de ton alors que quatre personnages différents prennent la
parole. Cette très forte unité sonore ramène aussi au singulier du titre. Mais
cela n’empêche pas certaines variations significatives : les trois
premiers monologues commencent par une affirmation claire du « je »
parlant : « je m’appelle Godeleine Degroote » (p.9), « moi
le père » (P.43), « j’ai moi la mère porté ma fille » (p.57).
Mais le dernier monologue, celui de ludo, commence ainsi : « chacun nous
vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas
toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu
de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus
souvent » (p.71) Au lieu de s’affirmer à la première personne, ludo se
fond dans le « nous » de la loi générale. Et plus largement dans le
livre, on verra alterner une écriture du vécu, simple, directe, presque naïve
et enfantine parfois, et d’un autre côté une écriture raffinée de la pensée, de
l’analyse, usant d’une syntaxe beaucoup plus complexe : « car nous
reprenons dans nos mémoires le cours de nos vies, parfois des années après,
sans que nous puissions nous y attendre, d’une façon si naturelle qu’il semble
que nous ayons arrêté l’intimité d’un geste ou d’une conversation et que le
temps ne soit ni brisé ni même suspendu, mais qu’il ait glissé sous un autre
temps qui en aurait été en quelque sorte la matière ou la caution, de sorte que
ce temps en réapparaissant continue au lieu de rompre et nous continue au lieu
de nous rompre dans notre geste ou notre conversation » (p.87).
Dans ce type de passages, et ils sont nombreux, on voit très bien comment
Degroote peut basculer de l’évocation du vécu personnel à la réflexion sur nos
fonctionnements internes, nos labyrinthes intérieurs. Décidément, ce livre est
bien à la fois intime et humain, et c’est l’écriture qui permet de faire le
pont entre le plus singulier et le plus commun de vivre.
[Antoine Emaz]
Ludovic Degroote - Monologue
Ed. Champ Vallon – col. Recueil
100 pages – 11,50 €