Eric Bonnargent
Entretien paru dans Le Magazine des Livres en juillet 2010.
Peter Hawson
Quiconque s’intéresse à la littérature connaît le nom de Juan Asensio, l’auteur du si exigeant et si controversé blog, Stalker,dissection du cadavre de la littérature. Cette exigence dans la réflexion et l’écriture se retrouve dans ce livre d’une petite centaine de pages que l’auteur mit pourtant douze ans à écrire. Texte atypique s’il en est, La Chanson d’amour de Judas Iscariote n’est pas un essai de théologie, ni un roman, ni même une confession, mais un peu de tout cela à la fois. Asensio revisite l’histoire de Judas Iscariote, ce Traître qui vendit le Christ pour presque rien, dans un style que l’on pourrait qualifier de “baroque”, tant la richesse métaphorique relie épithètes et allusions. Mais qu’est-ce qu’un traître ? Une personne qui, avant de trahir les autres, a trahi l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, qui « a déchu de la hauteur de son nom » parce qu’elle s’est désolidarisée du troupeau pour penser par elle-même, quitte à se tromper. Claudel a tort : Judas n’est pas un assis, il a refusé la médiocrité et s’il a trahi, s’il s’est trahi, c’est parce qu’il a aimé le Verbe sans avoir eu la force de l’honorer comme il le méritait. C’est d’ailleurs une méditation sur le langage qui sous-tend ce texte où prennent la parole plusieurs voix : un écrivain à succès, Judas et un mystérieux « écrivain de la nuit ». Comme Judas, ce « pauvre type méchant » qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Alfred Prufrock de Yeats, provocateur et sensible, comme Judas donc, ce narrateur qui a eu peur de trop aimer se débat contre le verbe dans la solitude de sa mansarde. Le mal n’a pas de consistance et les mots ayant perdu la leur sont à son service, nous empêchant de dire l’être. Ils mentent, ils « ne sont pas de ce monde et, loin de constituer le tissu charnel de celui-ci, je les vois bien davantage comme de petites créatures malfaisantes toutes pleines de griffes dont l’unique activité est de s’entre-dévorer. » La langue bavarde, elle n’est qu’un bruit silencieux et ce livre est finalement le magnifique « témoignage d’un homme qui aura manqué à sa propre parole en ayant brisé le silence dans lequel le monde, et la littérature qui a façonné depuis des temps immémoriaux son visage le plus noble, sont tombés. »Éric Bonnargent : Pourquoi vous être intéressé à ce « Christ noir » qu’est Judas ? Juan Asensio : Rien de ce qui touche l’homme ne saurait m’être étranger, pour paraphraser une phrase magnifique et fort ancienne et puis, qui peut honnêtement prétendre que l’histoire ou plutôt, les histoires de Judas puisque le personnage fut très vite repris par beaucoup de textes apocryphes chrétiens, ne sont point fascinantes ? Évoquer l’abîme de noirceur qu’est Judas, c’est forcément être confronté au gouffre de lumière qu’est le Christ. C’est donc être, comme l’a été Judas à un degré que nous ne pouvons faire qu’imaginer, à la jointure baudelairienne entre l’aspiration à la grandeur et à la beauté et la tentation de sauter dans la mare de boue, pour grogner avec les pourceaux. Ces deux réalités proprement mystiques échappent au langage. Il faut donc, si l’on croit, comme moi, aux pouvoirs éminents de ce dernier, se mettre sans peur en face de la corne de taureau qui va peut-être vous embrocher car on ne pénètre pas impunément dans sur ces terres dangereuses. Écrire, c’est justement savoir, avec le plus de grâce possible dans les gestes, au tout dernier moment, avant que le monstre ne vous soulève dans les airs d’un coup de sa tête puissante, déjouer la mort, défier les puissances qui nous gouvernent. Difficulté supplémentaire, dans le cas de Judas : rien ne m’assure que le coup déloyal sera celui délivré par un animal fou de douleur et aux allures peu engageantes. En effet, si toute rencontre avec l’Ange peut se révéler mortelle, qu’en sera-t-il de celle avec le Christ ? Qui écrit sans avoir, constamment à l’esprit, cette exigence, cette volonté de pouvoir être blessé par le livre qu’il écrit, est un plaisantin. La littérature ou ce que les journalistes définissent de ce mot, c’est-à-dire à peu près n’importe quoi, est hélas devenue une vaste plaisanterie puisque je pourrais vous citer des dizaines de titres d’ouvrages qui ne valent strictement rien et sont même, pour les plus réussis, des impostures. Comme vous le signalez dès l’avant-propos de votre livre, la littérature concernant Judas constitue un impressionnant corpus. Que pensez-vous apporter de plus ? Absolument rien. Tout. Un texte surécrit, truffé de références signalées ou pas, réelles ou inventées, qui est le miroir de tous ceux que j’ai lus et qui est pourtant le mien. C’est là le comble de l’insignifiance ou de la prétention, au choix. Superficiellement, j’ai aussi voulu prendre Judas au sérieux, au rebours de telle compilation larmoyante signée par Pierre-Emmanuel Dauzat qui, alors qu’on ne lui a rien demandé, se bat la coulpe et déverse des flots de pleurs en prétendant être le frère de Judas, qui ne lui a rien demandé et qui même, histoire qu’on lui foute la paix une bonne fois pour toutes avec ces mièvreries de vitrine de Procure, s’est pendu à une branche d’arbre. Pas moyen d’échapper aux médiocres, hélas. Pauvre Judas qui, même désintégré, serait encore dérangé par quelque publiciste en mal de livre à sensation venu pieusement recueillir un ou deux microns de matière de celui qui fut l’homme qui trahit son ami et maître. Quitte à choquer durablement Pierre-Emmanuel Dauzat et ses innombrables frères progressistes, Judas n’est absolument pas mon prochain, encore moins mon frère. Je rigole toujours énormément lorsque je lis les déclarations d’auteurs ou de romanciers qui affirment, la main sur le cœur, qu’ils ont tenté d’entrer dans la peau de leurs créatures de fiction. Foutaises ! Je ne cherche pas à réhabiliter le traître insigne, selon la mode ridicule qui a attifé d’une défroque de bouffon le terrifiant Gilles de Rais, pour ne citer qu’un seul exemple de ce passé que l’on cherche à tout prix à blanchir, comme si nous avions peur de la force, de la violence, du mal qui se déchaîne, de comprendre que l’homme peut être un monstre sans l’aide de byroniennes suggestions démoniaques. Ma Chanson d’amour a donc le droit de s’intituler ainsi, ce qui n’est pas rien. Je veux dire que je ne joue pas en ayant choisi ce titre que je crois très fort et que je dois à l’immense T. S. Eliot : l’amour n’a droit de cité que comme le sentiment le plus extrême, s’il voisine avec le mal au point qu’on ne peut démêler l’un de l’autre sans la clarté de vision d’un saint. Je ne suis pas un saint, j’ai donc écrit un livre. Dauzat, lui, comme d’autres bas-bleus qui feraient mieux de réfléchir avant d’écrire comme on se vide un jour de bombance ou de déveine intestinale, doivent confondre amour avec sucre candi ou mélasse, littérature avec entreprise familiale de blanchisserie. Judas vous ressemble à bien des égards. De la même façon qu’il a trahi le Christ, il semble que vous vous considériez comme traître à la littérature, du moins au langage. Vous êtes en effet en quête d’une parole vraie qui semble impossible : « les mots ne sont pas de ce monde et, loin de constituer le tissu charnel de celui-ci, je les vois bien davantage comme de petites créatures malfaisantes toutes pleines de griffes dont l’unique activité est de s’entre-dévorer. » Croyez-vous que les mots nous empêchent d’atteindre la vérité ? Que voulez-vous dire lorsque vous parlez de la trahison comme étant le seul moyen d’honorer ce qu’on ne se sent pas la force d’honorer autrement ? Quelle affirmation tout de même ! C’est plutôt moi, chacun d’entre nous, qui ressemblons à Judas, qui n’est qu’un homme, mais un homme dont la proximité avec le Verbe fait homme est invraisemblable, unique dans sa relation proprement imaginable, quel que soit le talent de l’écrivain qui la peint. Ainsi Judas est-il le maximum d’humanité, de « verte primitivité » pour employer une expression de Kierkegaard, ainsi est-il l’Unique et celui qui, de façon mystérieuse, parce qu’il s’est fait le véhicule inouï du Mal dont c’est l’un des mauvais coups les plus éclatants, est le contraire de la personne, laquelle se définit en premier lieu par son ouverture à l’Autre. Judas est l’un des exemples les plus aboutis de l’hermétisme démoniaque tel que le définissait Kierkegaard, et sa trahison n’est peut-être que le tout dernier geste, infernal et retourné, pour implorer une délivrance qui ne vient pas, en fait : qu’il refuse. Judas ou le refus d’être aimé, le refus de l’Amour. J’ai tenté, après tant d’autres écrivains, de représenter cette conscience torturée, bifide, devenue, même, légion, par le biais d’un livre qui essaierait d’inscrire la trahison en son sein même puisque Judas a trahi le Christ, c’est-à-dire, pour les chrétiens, le Verbe. Comme sur votre site, Stalker, dissection du cadavre de la littérature, vous vous faites contempteur de la littérature contemporaine, la qualifiant de « livre de coloriages pour tout-petits » ou encore de « bordel de vieilles filles rabougries comme des racines de belladone ». Pouvez-vous préciser votre pensée ? Il ne vous a peut-être pas échappé qu’il y a un bon livre pour mille voire dix mille exécrables. Je fais, modestement, tout ce que je peux, mais je le fais sans hésiter, pour dénoncer certaines impostures littéraires, comme le sont, à mes yeux, les œuvres d’un François Meyronnis ou d’un Yannik Haenel, ces mages de pacotille, ces petits Sârs de la Sollersie, cette magnifique utopie des lettres gouvernée par un monarque éclairé, où n’importe lequel de ses bouffons, pourvu qu’il participe aux rites orgiastiques présidés en personne par le meilleur de nos plus mauvais écrivains, peut déclarer à peu près n’importe quoi, pour le plus grand bonheur de lamentables critiques comme, au hasard, Aude Lancelin. Qui est donc ce narrateur qui vous ressemble tant, ce « pauvre type méchant, abandonné par celles et ceux qui ont eu, un temps, l’imprudence de l’aimer », ce « pauvre type malade » qui écrit « depuis la nuit » ? Mais voyons, qui voulez-vous que soit ce narrateur, si ce n’est Judas en personne qui, vous l’avez remarqué, me « ressemble à bien des égards » ? Oui mais le problème est que, dans la pauvre cervelle du Traître, les voix sont innombrables qui sifflent et conseillent…