Björk - Declare Independance for Tibet
Il faut voir que la non-violence, par exemple, cette idée comme ça que les gens, finalement, sont, disons, neutres, qu’ils sont censés, en
tout cas, ne pas se vouloir de mal, au sens de faire mal, blesser ou autre, ce n’est pas une idée qui va de soi et, même, que la monter en présupposé axiomatique, mis à part le fait que les
axiomes sont éminemment répugnants, peut même s’avérer dangereux.
Que les droits humains partent du principe que l’être humain a vocation à éradiquer la violence, à se faire pacifiste et bienveillant,
c’est bien quelque chose de parfaitement arbitraire.
Le modèle de société, auquel les droits humains ou l’idée de « démocratie » participent, est, comme tous les modèles, une chose morte,
aveugle, impuissante. Il faut voir comment ce modèle dévore les marges d’action jusqu’à aseptiser, neutraliser, castrer le « vivre ensemble », « l’espace public » ou « le champ social » ou
appelez ça comme vous voulez. Que l’on considère la loi dite « Gayssot
» qui institue une vérité historique officielle, apposant un tabou obscurantiste sur les travaux de recherches des
historiens ou simplement sur le rapport d’un peuple à son passé ; que l’on constate les tractations du gouvernement néerlandais pour empêcher la sortie du film de Geert Wilders, la controverse bavarde et disproportionnée qui entoure un travail somme toute assez
médiocre et négligeable ; que l’on s’étonne de la condamnation de cet humoriste obscur pour une blague si
idiote qu’elle ne se peut même pas mettre sur le compte d’une malignité dont son auteur semble manifestement manquer ; ce que l’on voit s’agencer, animée par la « bonne » intention de ne
blesser, heurter, ni choquer personne, de ménager cet espace commun lisse, poli et policé, c’est l’érection d’une terreur comparable à celles dictatoriales.
Alors d’abord, envisager, à la suite de Hegel, la démocratie comme un système achevé, le point ultime, absolu, atteint à force de
luttes incessantes à travers toute l’histoire de l’humanité, relue à l’occasion et réduite à ses éléments de convergences, de préparation, de soumission au déploiement démocratique, a forcément
pétrifié ce système jusque dans ses travers. J’ai le souvenir imprécis mais sûr d’un passage de Michelet dans Le Peuple, qui concevait la période médiévale comme l’enfance du peuple et
celle révolutionnaire comme son adolescence, imageant ainsi cette notion de progression de l’humanité, ce déroulement historique qui légitime la démocratie en la présentant comme le fruit de
toute une évolution et donc d’un progrès. Ce que Hegel et Michelet, avec leurs enthousiasmes naïfs, ne mesuraient pas, c’est qu’un progrès cesse évidemment d’être un progrès quand il n’est plus
voué à progresser mais à se conserver, à se figer de sa rigidité cadavérique. Et si cette phrase de Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres »,
suggère que le travail reste à faire, les oreilles des « démocrates » autosatisfaits qui en font des citations incessantes, inépuisables mais épuisantes pour les nôtres, d’oreilles, rabattues
autant qu’elles puissent l’être, semblent rester sourdes à la suggestion – décidément l’autosatisfaction n’est jamais autre chose que de la paresse –.
En prenant appui sur le principe que l’être humain est appelé à, par exemple, ne pas tuer, ne pas torturer, ne commettre aucun acte
violent et autre, les prosélytes des droits humains et des démocraties réactualisent une idée profondément morale et, donc, moralisatrice, qui veut, non plus que l’humain soit ontologiquement
bon ou mauvais, la question ne se posant plus, mais soit voué à le devenir. Malgré toutes les parades, les détours astucieux, les déplacements subtiles dans l’agencement de la mécanique
sociale, le rapport à l’ontologie et celui au devenir prennent la même fonction. Les questions de bien et de mal insistent, lors même que les organisations résistantes et terroristes mettent à
mal l’articulation de cette problématique en ces termes, en affirmant, par leurs combats, qu’ils sont, eux, voués à tuer, torturer, etc. Le point d’achoppement est insurmontable, malgré la
profusion des trafics auxquels les prosélytes moralisateurs se livrent.
Il se trouve que l’être humain n’est, tout simplement, ontologiquement rien, ni n’est voué à aucun devenir social ; que les choix
organisationnels de tuer, de bombarder, de torturer, d’hurler ou d’interdire le crime, de censurer la parole, de neutraliser l’espace social, sont de l’ordre des convenances que rien ne peut,
dans l’absolu, justifier. Des convenances qui se choisissent pour leur praticité, par exemple, mais dont la nécessité, même, se discute, qu’on le veuille ou non.
Les moralisateurs et les philosophes ne sont pas allés au bout de leurs réflexions sur le bien et le mal, inquiets d’avoir à retomber
sur leurs pieds. Si l’on veut un exemple, regardons l’un des pas les plus hardis qu’un penseur ait su faire, une merveilleuse tentative pour dégonder le tabou moral, celui de Spinoza qui
arrivait à la conclusion, dans une lettre à Blyenberg, que « celui qui verrait clairement qu’il peut jouir réellement d’une vie meilleure et plus parfaite, en commettant des crimes, plutôt
qu’en pratiquant la vertu, celui-là serait aussi un sot de ne pas le faire ». Il faut savourer l’immensité de cet affront pour la pensée, le heurt du défi qu’il provoque, faisant frémir toutes
les connections synaptiques du cerveau dans lequel l’idée se propage, il faut la savourer vite, avec ses conséquences, que ni le bien ni le mal ne sont de l’ordre de l’essence, qu’un crime peut
aussi être parfait qu’une vertu, très vite même, car déjà Spinoza la fait retomber, la rabat, par le déploiement d’un artifice intellectuel dû, sans doute, à une certaine timidité devant
l’exercice sourd et implacable de la pression sociale qui ne tolère pas la témérité. Il n’ira pas jusqu’à péter la bride du libre-arbitre qu’il a trop lu chez Hobbes. Il ira mettre au point un
ensemble, époustouflant techniquement, qui veut que personne au final n’aura intérêt à commettre des crimes. Alors, certes, il se préoccupe de la solidité de sa pensée et une idée
déraisonnable, inconsciente comme celle de laisser ouverte la possibilité du crime relèverait de l’inconsistance comique. Mais précisément, en refermant à la hâte cette question, en s’appuyant
sur le devenir social de l’humain pour justifier la morale, il retombe dans quelque chose de l’ordre du principe axiomatique ; et la prouesse de sa technique ne masque pas l’arbitraire de
l’artifice, même si le pas est fait que ni la question de l’essence, ni celle des dieux, ne se posent plus.
Pourtant, précisément, il semble que la question de la possibilité du crime ait à rester ouverte et ne peut se fermer ni par des
atermoiements moralistes et bienveillants ni par des fureurs aveugles et folles, ni en concluant à la vocation au bien ni à celle du mal. Il semble bel et bien que le pas à franchir soit celui
de ne pas le franchir, de ne pas céder à la tentation du confort intellectuel qui balaie une question une fois conclue, de laisser cette question en suspens, sans pouvoir l’articuler avec aucun
principe. Il ne s’agit ni de valider ni d’invalider les droits de l’homme d’une part, ni, d’autre part, les attentats résistants-terroristes, mais de les envisager pour ce qu’ils sont : des
questions pragmatiques d’organisations. Faire péter le narcissisme délirant qui veut que l’homme croit forcément que tous ses actes parlent de lui et le fondent ; les actes ne renvoient ni à
l’essence ni au devenir de ceux qui les commettent mais à leurs préoccupations et à leurs nécessités organisationnelles. Et forcément, aussi minutieux et imperceptible que cela soit, cela
change tout, cela met à mal la terreur démocratique comme la folie terroriste, en amenant à aborder ces questions avec d’autres mécanismes, en considérant la violence ou la paix comme des
méthodes d’organisations, des possibilités plus ou moins efficaces selon les cas, et non plus comme des axiomes.