Contrepoints a rencontré Xavier Fontanet, ancien président d’Essilor, pour recueillir son éclairage sur la transformation du monde que nous vivons. Également auteur et professeur de stratégie à HEC Paris, il a sorti sur iPad Les douze clefs de la stratégie. Première partie.
Xavier Fontanet
La mondialisation est au cœur de votre livre Si on faisait confiance aux entrepreneurs. Comment interprétez-vous les débats actuels sur le « made in France » ou la « démondialisation » ?
Marquer l’origine des produits est une bonne idée et cela n’a rien d’incompatible avec la mondialisation. Chaque pays a ses talents et peut les valoriser ainsi. Le luxe, l’aéronautique, les assurances pour la France par exemple.
Mais la France est un petit pays qui représente 5% du PIB mondial, toute entreprise un peu spécialisée doit donc se lancer dans l’exportation puis, une fois les flux établis, installer une production locale. Quand l’on essaie de nous dissuader de faire des produits mondiaux, c’est une régression car c'est au fond une démarche inspirée par la peur. Il ne faut pas avoir peur de la concurrence ! La pratique montre bien que les grands groupes français s’en sortent très bien à l’international.
Le véritable problème est que le "modèle français" est lourd, avec trop d’impôts et de bureaucratie. Nos entrepreneurs ne sont pas mauvais, mais le terrain devient de plus en plus difficile pour une entreprise, en particulier quand on compare avec ce qui se passe dans d' autres pays.
Et si le « made in France » était le nouveau visage du protectionnisme ?
Dans ce cas on va dans l’erreur, l’histoire l’a bien montré. Faire du protectionnisme pour un petit pays comme la France, cela n’a pas de sens, vous allez mettre en danger l’économie, abîmer les entreprises françaises à l’étranger : si on fait du protectionnisme avec la Chine que va-t-il arriver aux meilleures entreprises françaises ayant réussi en Chine ? On va abîmer les meilleurs.
On entend souvent l’argument de la désindustrialisation pour justifier ces mesures...
Mais de quelle industrie parle-t-on ? Son périmètre est déjà difficile à définir, la frontière avec les services est de plus en plus floue. Peut-on dire que les fermes de serveurs en font partie par exemple ? Prudence donc.
Il est vrai que des pans entiers partent, mais la question à se poser c'est : "est-ce la faute à la mondialisation ou est-ce parce que nous ne nous sommes pas adaptés assez vite ?". Quand la sphère publique est trop développée et inefficace, les coûts de cette sphère publique se retrouvent toujours dans la sphère exposée, à l’exception de la TVA. Tout ce qui est charges sociales, impôts se retrouvent dans le coût des produits exportés. La fiscalité n’est rien d’autre que le prix mondial de la sphère publique. Les entreprises tiennent compte de ces éléments et, avec une fiscalité trop élevée, vous chassez les investissements ou vous détournez ailleurs ceux qui auraient pu être faits en France. Le problème, ce n’est pas la mondialisation, c’est l’excès de la dépense publique que l'on retrouve dans les impôts ; nous avons à la fois l'image et la réalité du record toutes catégories d’impôts ; tout ceci est fait avec l'approbation de l'opinion, mais il ne faut pas oublier que la révocation de l’Édit de Nantes qui a saigné la France et enrichi le Benelux et l’Allemagne il y a trois cent ans s’était fait avec l'assentiment de la Fontaine et de madame de Sévigné, faiseurs d'opinion publique à l’époque.
On nous dit que la France reçoit énormément d’investissements internationaux pourtant ?
Je voudrais vraiment voir les chiffres détaillés car, par exemple, tous les achats de résidences secondaires sont dedans. Surtout, pour tous les entrepreneurs qui vendent leur entreprise avant de partir en Suisse ou ailleurs, ces montants rentrent dans le total des investissements en France ! On a complètement truqué les mots, puisque les investissements peuvent en fait mesurer la vitesse à laquelle les gens partent, toujours pour des problèmes d’impôts.
La mondialisation n’est pas le problème, c’est la taille de la sphère publique et son manque d’efficacité. Quand tous les bateaux ont 6 rameurs et 4 barreurs (60% privé, 40% public), et que la France est à 4 rameurs pour 6 barreurs (57% de dépense publique), il ne faut pas s'étonner que le pays soit à la peine. C’est un raccourci mais il dit bien les choses.
Vous parlez du coût du travail, à quoi est dû le problème ?
C’est un problème à trois étages.
D'abord Europe vis à vis des USA. Quand Nixon a rendu le dollar inconvertible, il a fait du dollar une monnaie réserve et a permis aux Américains d’imprimer du papier. L’historique de l’Écu puis de l’Euro face au dollar le montre bien : depuis les 0,85 du début, on est passé à 0,94 au lancement de l’euro, puis à 1,30 maintenant. Ça nous pose le problème de compétitivité de l'Europe face aux États-Unis.
Ensuite à l'intérieur de l'Europe, le coût du travail en France dérive dangereusement, par exemple par rapport à l’Allemagne. C’est lié aux 35 heures, une calamité même si c’est tabou de le dire, et aux réformes menées ailleurs pour réduire la sphère publique, qui permettent de baisser les impôts.
Vous avez enfin toute la question de la compétitivité des pays développés vis-à-vis de l’Inde ou de la Chine, le rapport du coût du travail est de près de un à dix. D’ici à vingt ans cela se comblera je pense, au fur et à mesure que ces pays se développeront. Mais le différentiel est là pour l’instant.
Là encore, le problème est simple à diagnostiquer, mais on vit dans un total déni de réalité et on préfère accuser la mondialisation ou le capitalisme. J’explique tout cela dans mon article du Point.
Essilor a beaucoup délocalisé, n’est-ce pas céder au dumping social ?
Ce sont toujours les clients qui délocalisent, pas les entreprises. Chacun de nous par ses choix de consommation décide. On ne peut pas avoir les textiles venus d’Asie à bas prix et dans le même temps diaboliser le patron de la boite qui a délocalisé. Les politiques ont très mal expliqué cela, parce qu’ils ne le comprennent pas ou l’expliquent mal... ou sont ravis de trouver des boucs-émissaires !
Ensuite, la délocalisation ou plutôt relocalisation a de grandes vertus. Elle déplace des jobs simples dans des pays en voie de développement qui leur permettent d’accéder au développement et le système éducatif des pays développés permet de transformer les enfants d’ouvriers en ingénieurs ou en chimistes. C’est un système très harmonieux, qui permet à tout le monde de grandir. Mais cela impose que le système éducatif fonctionne. Si ce système éducatif n’est pas compétitif par rapport aux autres pays développés, il y a un fossé qui s’installe. Le vrai sujet ici est celui du système éducatif qui lui aussi doit être compétitif.
Ainsi chez Essilor, nous avons beaucoup relocalisé nos usines dans le monde, tout en gardant l’emploi en France. Un emploi qui était à 75% ouvrier il y a trente ans est aujourd'hui à 75% cadre. Ceux qui nous diabolisent en disant qu’on est allé chercher les coûts bas n’ont rien compris.
Ne va-t-on pas aussi vers une robot-relocalisation, une relocalisation de l’industrie en France grâce aux robots ?
C’est une révolution très intéressante qui est en train d’arriver, d’autant plus avec la rapidité de la croissance des salaires dans les pays en développement. Des tas d’activités peuvent revenir. Regardez le Japon, les industries ont résisté là-bas car c’est un pays extrêmement robotisé. Ça permet de changer la nature du travail de l’ouvrier, qui gère les robots désormais. Les ordres de grandeur sont frappants : une centaine de milliers de robots installés par an au Japon, une trentaine de milliers en Allemagne et trois mille environ en France. La robotisation un impératif pour nous.
Il faut se positionner sur un créneau de qualité (comme le font très intelligemment les Suisses et les Allemands) et cesser de viser le moins cher. Le made in France sera plus cher, c’est inévitable. Mais, vous savez, sur la durée, des produits de qualité, ce n'est pas toujours aussi coûteux que l'on croit.
Seconde partie (Pigeons, entrepreneuriats, politique), à lire dès demain sur Contrepoints. À lire dès aujourd'hui, la revue par Damien Theillier du livre de Xavier Fontanet, Si on faisait confiance aux entrepreneurs.
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Entretien mené par Quentin Michon et Geoffrey B. fin novembre 2012.