Poésie du samedi, 54 (nouvelle série)
Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller déambuler le samedi matin au marché de Niort. J’y fais provision de miel du Portugal, de fromages aux fragrances caprines, de pommes clochard, de poignées de mains amies, de fleurs ou d’olives, toutes choses essentielles. Parfois on vide un galopin sur le zinc avec d’autres porteurs de chapeaux. Aux beaux jours, on fraternise sur le parvis avec des inconnus en asséchant des fillettes d’Anjou. Cette fois-ci, je me suis attardé sur les marches en devisant avec un pharmacien bibliophile tandis qu’un groupe de crieurs de rue criait spectaculaire, filmé par la télé régionale. Puis je suis allé à La fenaque des Halles, juste en face, silencieux étals où l’on feuillette des proses de saison.
J’y déniche aussi des poésies et ce fut jour de chance. Un titre aimanta mon regard et je ne pus me déprendre de la lecture entamée sur place, saisi comme on peut l’être dans ces états intermédiaires où l’on se sent Ni vivant ni mort ou encore ni nu ni vêtu… Et s’il en est un qui a vécu avec intensité ce genre d’états, c’est bien Faraj Bayrakdar au moment où il écrivait les poèmes réunis dans ce recueil. Poète et militant communiste, il fut emprisonné dans les pires geôles de Hafez el-Assad, le père de Bachar, de 1987 à 2000. Durant ces treize longues années, il griffonnait ses poèmes sur des feuilles de papier à cigarette, sans savoir s’il arriverait à les cacher et à les transmettre, et encore moins s’il sortirait un jour vivant de l’enfer où il était plongé. De fait, il n’a dû sa libération qu’à une longue campagne d’opinion internationale.
« La terre n’est pas une geôle » écrivait-il dans son Hurlement, qui n’est pourtant pas précisément un poème d’espoir… Pour ne pas désespérer, justement, le poème qui suit immédiatement est d’une lecture roborative. Cette Approche poétique de la danse invite à dépasser « sa prison corporelle »pour atteindre une autre dimension, l’absolu, « linvisible » (sans l’apostrophe, en un seul mot), l’infinitude… La grande évasion, sans doute, et comme l’apprivoisement d’un espèce d’espace, un pari, sublime gageure absolue…
Hurlement
Le cadavre qui pend
ce n’est que moi
et mon lendemain
La ville n’est ni une mère
pour arrêter ma mort interminable
ni une étoile
pour que je devienne son fils
Qui est derrière la porte ?
Avez-vous ramené ma dépouille ?
Peut-être est-ce le cadavre de l’étudiant
d’au-dessus
Le vent, un nœud de potence
puis le ciel neutre
et le fleuve
Qui frappe à la porte ?
Nous n’étions pas ici
depuis mille dévastations par vous semées
La peur a fermé doucement
la dernière fenêtre de la montagne
J’ai voulu m’adosser
à un rocher ou à un mur
mais il n’y avait que des plaines
Je hurlerai donc
Peut-être un loup m’entendra-t-il
et me répondra
Pleurons d’abord ensemble
Loup, ô loup , pleure derechef avec moi
La terre n’est pas une geôle
Tu es esseulé, triste
Je n’ai pas d’oiseau bleu
Et nul amour ne nous lie
Ce jour-là, mon ami,
le cadavre qui pendait
ce n’était que moi
et mon lendemain
Approche poétique de la danse
Oui
seul, il profane l’âme
l’exhume de sa prison corporelle
Et quand elle atteint sa nudité
telle un météore, elle chute
dans la réalité vulgaire
pour exiger l’absolu
Oui
de sa présence elle s’absente
et l’aperçoit
assis sur le trône de gloire
réveillant à lui seul la terre
Nul secret n’atteint sa clarté
et cela me déroute
qu’il soit l’obscur unique
J’atteste qu’avec lui la perdition
se mue en foi
et j’atteste que les oiseaux
sont ses cellules
Qui est-il pour jouir de cette unicité ?
Du bord de l’Univers, je l’appelle :
Es-tu la Nation du fleuve ?
(Linvisible reflue)
Es-tu un troupeau de mouflons
qui en détalant me laisse sans corps ?
Comme si les étoiles étaient tes éclats
Ma femme ne cesse de les recueillir
comme tu m’as recueilli
J’entre en toi
jusqu’au mirage
Je sors de toi
jusqu’à entrevoir ton infinitude
Ô gageure absolue
Je commence par te côtoyer
abandonnant mon cœur à la bête
mon doute au feu
Je commence par te côtoyer
laissant à la mer son exil et mon extinction
Je commence par te côtoyer
laissant à mes amis
la surprise du poème
Faraj Bayrakdar (né à Homs, Syrie, en 1951), Ni vivant ni mort, éditions Al Dante 2012, poèmes traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, préface de Michel Deguy. Il vit actuellement en Suède.