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Ni vivant ni mort

Publié le 13 décembre 2012 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 54 (nouvelle série)

Qu’il fasse beau qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller déambuler le samedi matin au marché de Niort. J’y fais provision de miel du Portugal, de fromages aux fragrances caprines, de pommes clochard, de poignées de mains amies, de fleurs ou d’olives, toutes choses essentielles. Parfois on vide un galopin sur le zinc avec d’autres porteurs de chapeaux. Aux beaux jours, on fraternise sur le parvis avec des inconnus en asséchant des fillettes d’Anjou. Cette fois-ci, je me suis attardé sur les marches en devisant avec un pharmacien bibliophile tandis qu’un groupe de crieurs de rue criait spectaculaire, filmé par la télé régionale. Puis je suis allé à La fenaque des Halles, juste en face, silencieux étals où l’on feuillette des proses de saison.

J’y déniche aussi des poésies et ce fut jour de chance. Un titre aimanta mon regard et je ne pus me déprendre de la lecture entamée sur place, saisi comme on peut l’être dans ces états intermédiaires où l’on se sent Ni vivant ni mort ou encore ni nu ni vêtu… Et s’il en est un qui a vécu avec intensité ce genre d’états, c’est bien Faraj Bayrakdar au moment où il écrivait les poèmes réunis dans ce recueil. Poète et militant communiste, il fut emprisonné dans les pires geôles de Hafez el-Assad, le père de Bachar, de 1987 à 2000. Durant ces treize longues années, il griffonnait ses poèmes sur des feuilles de papier à cigarette, sans savoir s’il arriverait à les cacher et à les transmettre, et encore moins s’il sortirait un jour vivant de l’enfer où il était plongé. De fait, il n’a dû sa libération qu’à une longue campagne d’opinion internationale.

« La terre n’est pas une geôle » écrivait-il dans son Hurlement, qui n’est pourtant pas précisément un poème d’espoir… Pour ne pas désespérer, justement, le poème qui suit immédiatement est d’une lecture roborative. Cette Approche poétique de la danse invite à dépasser « sa prison corporelle »pour atteindre une autre dimension, l’absolu, « linvisible » (sans l’apostrophe, en un seul mot), l’infinitude… La grande évasion, sans doute, et comme l’apprivoisement d’un espèce d’espace, un pari, sublime gageure absolue

Hurlement

Le cadavre qui pend

ce n’est que moi

et mon lendemain

La ville n’est ni une mère

pour arrêter ma mort interminable

ni une étoile

pour que je devienne son fils

Qui est derrière la porte ?

Avez-vous ramené ma dépouille ?

Peut-être est-ce le cadavre de l’étudiant

d’au-dessus

Le vent, un nœud de potence

puis le ciel neutre

et le fleuve

Qui frappe à la porte ?

Nous n’étions pas ici

depuis mille dévastations par vous semées

La peur a fermé doucement

la dernière fenêtre de la montagne

J’ai voulu m’adosser

à un rocher ou à un mur

mais il n’y avait que des plaines

Je hurlerai donc

Peut-être un loup m’entendra-t-il

et me répondra

Pleurons d’abord ensemble

Loup, ô loup , pleure derechef avec moi

La terre n’est pas une geôle

Tu es esseulé, triste

Je n’ai pas d’oiseau bleu

Et nul amour ne nous lie

Ce jour-là, mon ami,

le cadavre qui pendait

ce n’était que moi

et mon lendemain

Approche poétique de la danse

Oui

seul, il profane l’âme

l’exhume de sa prison corporelle

Et quand elle atteint sa nudité

telle un météore, elle chute

dans la réalité vulgaire

pour exiger l’absolu

Oui

de sa présence elle s’absente

et l’aperçoit

assis sur le trône de gloire

réveillant à lui seul la terre

Nul secret n’atteint sa clarté

et cela me déroute

qu’il soit l’obscur unique

J’atteste qu’avec lui la perdition

se mue en foi

et j’atteste que les oiseaux

sont ses cellules

Qui est-il pour jouir de cette unicité ?

Du bord de l’Univers, je l’appelle :

Es-tu la Nation du fleuve ?

(Linvisible reflue)

Es-tu un troupeau de mouflons

qui en détalant me laisse sans corps ?

Comme si les étoiles étaient tes éclats

Ma femme ne cesse de les recueillir

comme tu m’as recueilli

J’entre en toi

jusqu’au mirage

Je sors de toi

jusqu’à entrevoir ton infinitude

Ô gageure absolue

Je commence par te côtoyer

abandonnant mon cœur à la bête

mon doute au feu

Je commence par te côtoyer

laissant à la mer son exil et mon extinction

Je commence par te côtoyer

laissant à mes amis

la surprise du poème

Faraj Bayrakdar (né à Homs, Syrie, en 1951), Ni vivant ni mort, éditions Al Dante 2012, poèmes traduits de l’arabe par Abdellatif Laâbi, préface de Michel Deguy. Il vit actuellement en Suède.


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