C’est là que se déroule l’essentiel du « débat ». Fillon contre Copé, et la vérité dans l’étau d’une double instance, dont les noms participent au lunaire de la situation. Les deux candidats ont gagné. La question déterminante devient ainsi de savoir ce qui arrive quand deux adversaires sont simultanément déclarés vainqueurs. Politique et polémos comme toujours, mais au tragique de l’antique scène des conflits de pouvoir se substitue le ridicule d’une saynète de ménage. Sommes-nous entrés dans l’ère du ridicule, du grotesque ? Et jusqu’à quel point ?
« Commission de contrôle des opérations électorales »… Quelle appellation plus austère ? Sous l’effet d’un extraordinaire bougé onomastique, l’obscure entité commissionnaire devient un sorte de cocotte ou de coucou, ou plutôt un caquettement. D’un nom à l’autre passe quelque chose comme l’intervention d’un malin génie, anonyme et séparé, comme une inspiration « démoniaque » au sens socratique. Des chiffres sont publiés. Le projet se devine comme une vaste entreprise de chiffrage. Les mystères du comptage et du dénombrement ne savent s’exprimer que dans une balbutiante coqueline, irrésistible : CoCoé !
A voir comment cela se passe (comment « va la France » dit l’expression admise), à tenter de saisir les authentiques enjeux, outre et malgré les floutages de l’entremise médiatique, on arrive à se demander si l’essence de l’époque ne serait autre chose qu’une vaste fumisterie, une essence qui consisterait à se moquer de nous. Telle idée, cauchemardesque, travaille de bout en bout la série The Prisonner (1967) ; McGoohan ne cesse de soupçonner qu’on se moque de lui, que le fameux « village » n’a d’autre vocation que de badiner sournoisement avec les principes auxquels nous tenons le plus – la liberté, l’amour, l’affirmation d’une existence qui nous est propre –, et trouve sa confirmation dans le démasquage d’un singe sous les apparences d’un homme, un singe qui dirige, ou plutôt figure la source tragi-comique de l’autorité parmi les hommes. Le ridicule ne se substitue donc pas de manière absolue au tragique. Des éléments de tragédie traversent et motivent l’ensemble, des échos de Qohélet. Le tragique peut régner en partage avec la farce, mais c’est la farce qui emporte l’adhésion de l’imaginaire relatif à la rivalité de Jean-François contre François – thème dont on ne saurait épuiser le délire.
Ici, on pourrait constater l’intrusion d’une force alternative au « réel » (au réel, du moins, tel que le pouvoir s’échine à nous en imposer la représentation). Alternative, à mesure que se débride le rire silencieux du vocable, l’entrecroisement nécessaire et imprévisible du discours officiel et des pensées les plus arbitraires, les plus fortuites, révélatrices en même temps des effets d’une interprétation très détachable. La critique ici ne se suffit plus à elle-même, elle paraîtrait trop sérieuse, mais elle se joint à la force de persuasion du rêve, aux formes d’une volonté inconsciente ou d’un langage de l’ombre, zone intermédiaire où l’esprit critique et le rêve ne font qu’un.
Lorsque la CoCoé ! ne parvient pas à résoudre le problème Jean-François-François, il faut faire appel à l’autre Commission, non moins grosse Commission, celle des « recours ». Quelles sont les personnalités qui la composent ? Des élus expérimentés, plus ou moins notoires, dont les noms ne sont pas entachés, circulant peu dans le flot du perpétuel bavardage médiatique. Ainsi est la Conar ! Conar ! qui, en l’occurrence, vient contester le pouvoir de décision de la Cocoé !, dans un jeu de surenchère concurrentielle et littérale, un jeu qui dit bien son nom.
Finit par se dégager de plus en plus nettement, comme l’unité active de l’esprit et de la lettre, le fantôme hilare d’une dialectique ancienne, ouverte – celle de l’assomption des choses à l’épreuve du feu ou, littéralement : à la rature. Le « troisième » moment (l’entre-moment) consiste en un jeu d’apparitions, de parutions et de contrastes avec l’inapparent, comme une foisonnante épiphanie du néant, à un point tel que Copé, CoCoé !, Fillon et autre Conar ! résonnent et donnent à l’unisson raison à André Breton, rétablissent encore Nerval, comme le choeur d’une facétieuse comptine populaire. Non, ce n’est pas Nerval qui était fou, à moins qu’il ne devînt fou d’avoir trop raison.
Et que dire de l’affaire Copé-Fillon en elle-même ? Le factuel s’embourbe dans les méandres d’un vaudeville fondamental et secret. Nous sommes à la limite en deçà de laquelle le sérieux de la chose politique tombe dans l’irrémissible désuétude d’une creuse contradiction. A l’horizon, peut-être, l’entrevue d’un désert mystique. Breton l’entrevoyait dans l’instantanéité de la foudre, dans la fulgurance d’un éclair (qui n’est pas, comme on le dit, simple « métaphore », à moins que tout ne soit que métaphore). On voit bien le risque, mais voit-on aussi bien la chance ? La merveille, ce serait la douce raillerie spirituelle et sans conséquence du jeu des dupes et du jeu des mots, toujours active en arrière-plan de ces décors clinquants où l’élite s’adonne à de plus ou moins plaisantes prestations, scéniques et télévisuelles. On se moque de nous, c’est cela qui est drôle.
La comédie a-t-elle assez duré ? Certaines protestations s’élèvent. La politique devrait se ressaisir, reprendre le cours normal de son propre cours, son spectacle ordinaire. Une incompréhension se fait jour, ainsi que s’expose la question plutôt sérieuse de savoir si ce sont désormais des rois du gag qui sont censés gouverner. Je ne tranche pas pour ma part sur la légitimité de l’un ou de l’autre, cela ne me regarde en rien. Sans doute la surprise tient à ce qu’un point de vue sur la politique l’emporte par les faits sur un autre, sur celui qui tenterait de la prendre encore au sérieux.
Nuire à la bêtise et à l’aveuglement, ça ne s’improvise pas. Ce sont les événements concrets qui, seuls, peuvent nous faire éprouver l’efficacité de nos pratiques, et seuls nous permettent d’évaluer notre degré de conformité ou notre pouvoir de nuisance. Nous pouvons chercher à nuire à la bêtise par de nombreux moyens, mais l’adversaire semblera se régénérer sans fin. Le mieux est de faire confiance à la raison, quand elle nous dit que rien ne nuit plus à la bêtise que la bêtise elle-même, et que ses formes, aussi plastiques et diffuses soient-elles, sont chacune vouée à s’annuler d’elle-même. Le mot même de « bêtise » devient suspect. Il rapporte un trait flagrant de la bassesse humaine à une part qui serait proprement animale, or, où observerait-t-on un équivalent chez l’animal de ce que nous entendons par « bêtise » chez l’homme, et d’où saurions-nous dire que la bêtise se trouve plus « naturellement » chez la bête ? Le concept reposerait sur une généralisation abusive et une dévaluation infondée de l’être-animal, machinalement présupposé comme ayant trait à la part inférieure de l’homme. Serait-il juste d’observer le comportement animal sous un angle à peu près égal à celui du numéro des duettistes Copé-Fillon ? Nous envisagerons plutôt la bêtise comme un propre de l’homme.
C’est à travers son caractère interminable, à travers l’effet comique de ses répétitions et de son pataud qu’on perçoit luire un lien vital, intime (vinculum), par lequel circule un même sang, entre les querelles du pouvoir politique et le rire comme seule réponse souhaitable à ce que l’existence comporte de plus dérisoire, qui épuise dans l’oeuf toute velléité de contestation. De la CoCoé ! à la Conar !, il n’y a strictement rien à contester, rien à déplorer, aucun motif de mise en cause. Quelque chose s’affirme dans l’imaginaire mêlé de l’entente et de la vision, chaque lettre se pose sans autre justification quand chaque personnage satisfait la réplique, et bien malin celui qui, dans cet imbroglio, démêlerait des représentations la vérité d’un « réel » vraiment présent.
Jusque l’écriture elle-même, Cocoé ! et Conar ! décident de tout, chaque chose se formant ou se déformant au contact informe de ces deux infigurables. Deux acrostiches, non foncièrement différenciables quoiqu’irréductiblement distincts. Entre lesquels surgit la surprise d’une réalité au-delà du réel, à laquelle le rire et l’absurde ont partie liée. Une même provenance, une même destination entre la positivité du quelque chose et la négativité du n’importe quoi.
Bien sûr, d’autres questions apparaissent. Celle du régime politique, l’ordre ou le dispositif plus ou moins relatif, la question de la démocratie. Le Parti, depuis longtemps compromis dans le désir de sa disparition ou de son extension indéfinie, qui s’évaporerait comme un spectre et hanterait le tout, s’annihile de lui-même sous nos yeux. Le spectacle éclabousse le public en déclamations et l’abreuve en mythographies. Deux protagonistes avares en authenticité, engoncés dans leurs sur-mesures. Et, reléguée au second plan, la notion de suffrage, la légitimité de la voix populaire. Y a-t-il, dans notre affaire, progression ou non des principes la démocratie ? Peut-être que c’est le peuple qui, finalement, sollicite les deux chefs chacun à part égale, ou plus probablement ne souhaite-t-il ni l’un ni l’autre. Mais nous ne saurions vouloir ou ne pas vouloir cette singulière conjonction de noms : Copé-Fillon-CoCoé-Conar.
Est-ce grave, ne l’est-ce pas ? Est-il grave, ce paradoxal événement du non-événement pur – ce qui, menaçant vaguement de tout bouleverser, n’étonne et ne contrarie sérieusement personne. On peut nourrir quelque préférence, on peut s’intéresser avec très légère inquiétude, on peut aussi, surtout, beaucoup s’en amuser. Mal agencé, grossièrement mis en forme, le théâtre dit politique, et qui ressemble tant à du théâtre de boulevard, révèle par contraste le déplacement de la question authentique, de ce qui confère au gouvernement de la cité toute la gravité de la tâche. Le politique s’est déplacé, il est allé chercher ailleurs le champ de son activité fondamentale. Hors des sphères visibles, spectaculaires, hors ou au-delà de l’univoque idéologie marchande.
Démocratie, le mot renvoie toujours à ce qui est toujours à venir. Le gouvernement du peuple par le peuple – est-ce vers cela que l’éclair du surréel fait signe, dans le rire qui peut éclater au point où l’on atteint ce qu’il y a de plus grotesque, le numéro de Fillon-et-Copé par exemple ? La situation, en elle-même, ne présente ni importance ni espoir, elle se contente d’illustrer telle petite sayne, ou telle sayne de la petitesse, intégralement risible sous ses foutres airs surjoués, sa pseudo-dramatisation. Les intérêts nationaux seraient-ils mieux défendus en fonction que l’un des deux duettistes soit élu à la tête du « grand » partie de droite ? Aucun espoir, aucune grandeur. Simplement des silhouettes qui s’agitent, comme se meuvent des ombres chinoises.
Ombres inconsistantes que nous ne devons poursuivre sous peine de… Tantale ! (Enfin un vrai nom ! Enfin une mythologie.) Ombres réelles et projetées comme elles le seraient sous le vol de quelques créatures spirituelles malicieuses, des démons ou des anges. Royaume des deux ombres, gardé par deux portes, dont on a dit qu’elles étaient d’ivoire ou de corne. Le choix et avec, offert en prime, d’inégalables ressources humoristiques. D’ivoire, de corne ou de sourires de singe.