Source : Blog Mediapart 10/12/2012
En dépit d’un trajet effectué à très vive allure j’arrivai avec beaucoup de retard à la gare de Châteauroux ce jour de printemps 1986, le grand hall était désert sauf un homme assis le dos très droit sur un banc, à ses pieds un sac de voyage et un attaché-case. Patrice Thierry n’affichait pas la moindre marque d’impatience, et je découvrai ainsi, dans toute sa maîtrise, celui qui allait devenir un ami déterminant.
Tous les deux requis à la même tâche, libraires spécialisés en poste à l’occasion du Printemps de Bourges, nous trouvâmes cependant le temps de faire connaissance. Patrice étant disert, je me sentis d’emblée très à l’aise avec lui, mes oreilles prises à ses paroles. Il parut m’adopter au moment où je lui fis part de mon goût pour René Daumal et Le Grand Jeu. Je me souviens que le nom d’Albert Cossery fut prononcé le lendemain et qu’il devint un nouvel anneau de notre complicité naissante. Après avoir animé pendant une dizaine d’années la revue L’Éther Vague il commençait de publier des livres à la même enseigne. Les deux nouveautés étaient alors un roman de Marcel Moreau et un essai de Malcolm de Chazal, deux auteurs pour moi inconnus et qui allaient devenir des repères sur le chemin sinueux de mes lectures. C’est lors de ces conversations passionnées, incroyablement libres et ponctuées de brusques plaisanteries que je pris conscience de l’isolement dans lequel j’avais été confiné. Jusqu’à ces moments j’avais gardé pour moi toute cette part de dialogue avec les territoires hors dimension de la folie poétique. Il y avait bien eu les lectures, mais avec qui les partager sans scrupule ? Alors que là, près de lui, je me sentais légitimement « chez moi ». Je n’étais donc pas fou. Il y avait, tout près, d’autres individus pour lesquels rien n’existait sans le rêve debout, l’art, la révolution de l’être, l’amitié, le vent originel. Non pas que je l’ignorasse mais j’ignorais qu’un jour j’aurais l’opportunité d’entrer en contact avec l’un de ces passeurs extrêmes.
Nous convînmes de nouvelles rencontres possibles, le plus souvent à Paris où il séjournait régulièrement, accueilli chez Marcel Moreau, courant d’un rendez-vous à l’autre, passant par de librairies rares qu’il me signalait au passage. Un de ces premiers rendez-vous fut une fête donnée à l’occasion des quarante ans du chanteur Gilles Elbaz, ami de Patrice. Soirée qui se termina très tard dans la nuit. Ce n’était qu’un préalable aux nombreuses et interminables veillées que nous allions passer ensemble, à Paris ou à Toulouse, à rêver un monde que, tacitement, nous avions alors en charge de faire vivre. Mais alors un « monde blanc », comme il y a la page blanche, cette page blanche que, pour répondre à sa question : « qu’est-ce que l’homme nouveau ? », Mao Zedong avait tendue à Armand Gatti, cet autre « parrain » de Patrice.
Gatti avait campé à Toulouse de 1983 à 1986, la ville où Patrice vivait depuis toujours, et les deux poètes s’étaient trouvés. « Un lien de solitude à solitude », me dira Gatti plus tard. Au sein du collectif L’Archéoptérix ils montèrent avec d’autres une pièce sur l’affaire Callas et partagèrent des moments fertiles autour de Mandelstam ou de Yeats. Alors que Gatti ne faisait que poursuivre une aventure de création combattante entamée adolescent dans le maquis de la Berbeyrolle, Patrice s’affirmait en alchimiste du verbe et de l’idée, tous deux se réclamant aussi de l’anarchie et du vent souverain.
Avec ses amis de l’association Parage, Patrice Thierry publiait L’Éther Vague où les voix gasconnes de Bernard Manciet et Jean-Pierre Tardif se faisaient entendre, mais aussi la sienne sous son nom ou sous pseudonyme, et celles de F-J Ossang, de Frédéric Tristan, de Michel de Ghelderode, de Christine Imbert, du psycho-historien Robert Liris, de Henri Lopez, et se voyaient les dessins d’Éliette Dambès, de Gilles Briaud ou les collages de Patrice.
Il habitait un appartement perché au sommet d’une petite maison située tout près du cimetière de Terre-Cabade ; du balcon, par temps clair on voyait les Pyrénées. J’ai souvent séjourné dans cet appartement-bibliothèque, découvrant des livres insoupçonnés, et prenant part aux journées et nuits blanches de mon hôte. Les heures des éditeurs sont des heures partagées entre la passion de créer et livrer au monde ce qui leur paraît le plus précieux et les contingences d’un métier impossible à trop d’égards. Combien de fois ai-je entendu Patrice me dire, à propos d’un livre qu’il mettait en chantier : « Il ne se vendra pas mais on doit le faire. » « On », car il avait cette politesse de me faire croire que j’étais pour quelque chose dans ce qu’il produisait à travers ses éditions, sous prétexte que je m’y intéressais et donnais ça et là quelques services, comme d’autres compagnons.
C’est dans cet appartement que je rencontrai pour la première fois Patrice Beray, alors aux commandes de la revue Delta, station blanche de la nuit et qui devait amener à Patrice Thierry quelques joyaux de son filon ; Roger Roques, libraire toulousain et fidèle complice des aventures éditoriales de Patrice ; Éliette Dambès, artiste rare et amie-sœur ; Robert Liris, imaginant la collection Le Divan de Clio ; Henri Lopez, écrivain et traducteur, notamment, de Juan Rulfo ; et Jean-Pierre Tardif, l’ami initial de L’Éther Vague, poète, découvreur et traducteur en français de Federigo Tozzi.
En 1996, alors qu’après des années difficiles, les éditions Patrice Thierry-L’Éther Vague prenaient leur envol, avec enfin une diffusion solide et quelques échos encourageant dans la presse, à 44 ans, Patrice était victime d’un accident vasculaire cérébral dont il ne se remettrait pas, mourant deux ans plus tard sans avoir jamais recouvré sa belle lucidité. Le catalogue comprenait environ 70 titres, dont les rééditions des grands livres de Moreau jadis publiés par Christian Bourgois, l’exhumation, grâce à Pierre Peuchmaurd, de l’étonnant Journal de Maurice Blanchard, Danser sur la corde et À l’animal noir de Guy Cabanel, ou le très beau livre de Gatti sur Bernard Saby Les Analogues du réel. Sans parler des premiers livres de Julien Bosc, de Sophie Buyse ou de Christiane Renauld.
Aujourd’hui je repense à mes larmes de ce soir d’été 1996. Par une conversation téléphonique avec Éliette Dambès je venais de comprendre que nous ne retrouverions pas notre ami, qu’il allait falloir continuer sans lui. Les deuils ne sont pas à faire, ils dévastent et c’est de leur insistance que nous vivons dévastés. Je regarde parfois les photos prises par l’ami Jean-David Moreau, à qui Patrice portait une si profonde tendresse. Je maudis mon impudeur. Mon besoin d’écrire à partir de ce manque, de ce que je sais de ce manque. Je me tiens sur le fil étroit qui rattache les vivants et les morts, et plutôt que les faire parler j’aimerais les entendre encore, aussi bien ceux qui ont encore faim que ceux à qui j’obéis pas à pas.
(Planète YEATS)
Il y aura toujours un Homme, dans la solitude des pierres,
qui voit l’île des amantes infortunées, où seul parvient le rêve.
Tel le corbeau blanc à sa naissance, abandonné,
jusqu’à ce qu’il devienne noir pour ruisselant aux vents, fixer
les affres cardinaux.
Des bois froissés par ventre appelé au sang
De la béance chaotique des flots, le corbeau traversera
la blessure initiale pour faire en l’enfantant au silence
Ombre à la terre.
Sur les eaux secrètes des îles, Saint Brandan, célèbre la
messe sur l’échine d’une baleine.
Et parmi cette géographie boueuse, en une dramaturgie
de l’errance, un Homme attache à cette tailladée l’orchestre
des écumes.
Abandonnée au sel d’océan
Le péril assoiffé des sortilèges irlandais révélera
d’autres navigateurs de la rosée.
Patrice Thierry