Crâne chaud brouille cette partition
en explorant ce que Nathalie Quintane appelle le « sentiment sexuel » :
l’âme ailée et le corps érotique, en ce qu’ils animent le besoin et le désir de
parler, d’échanger, d’écouter et d’écrire. Ce livre, comme l’indique la
quatrième de couverture, se veut une « fantaisie réaliste critique ».
« Fantaisie » que l’on peut
entendre comme faculté de création, irrégularité dans la conduite de
l’écriture, imprévu, caprice, goût bizarre. Après ces Tomates si goûteuses (1),
qu’est-ce qu’un Crâne chaud pourrait
bien nous proposer ? Un bijou de fantaisie
n’est pas en matière précieuse. Tout à rebours, cette fantaisie littéraire est
la plus brillante qui soit, en ce qu’elle témoigne d’une intelligence, d’une
vivacité et d’une invention constamment justes, drôles et attentives aux
détails et aux échecs plus ou moins mineurs qui font le monde tel qu’il est, la
sexualité telle qu’elle se parle.
« Fantaisie réaliste », car
les mots n’ont jamais peur des choses, des organes, des êtres vivants et des
postures qu’ils décrivent avec une simplicité et une évidence désarmantes. En
un paragraphe, Nathalie Quintane raconte Gertrud Stein à partir d’un constat,
celui du processus de répétition qui gouverne sa poétique. Le mot
« chou-fleur » en vient à désigner un motif moteur, une particule
élémentaire qui électrise une parole toujours en avant d’elle-même :
« Si vous dites une fois chou-fleur, vous visualisez le chou-fleur, son
allure de champignon atomique à jamais fixée, et presque vous inhalez ce parfum
un peu aigre qu’il exhale lorsqu’il est cuit — c’est ce qu’on pense.
Si vous dites deux fois de suite chou-fleur
(chou-fleur chou-fleur), vous voyez deux fois plus de choux-fleurs, les
voyez-vous ? Si vous dites trois fois de suite chou-fleur très vite, vous
commencez à être frappé, ou perturbé, par cette accumulation de ch, de ou, de
fl, etc., si bien qu’il ne reste plus au chou-fleur authentique qu’une mince
fenêtre pour ainsi dire se signaler à votre attention — furtivement
il paraît. Si vous dites une série de fois x chou-fleur, eh bien le chou-fleur
abandonne la partie, c’est l’accumulation capitaliste (je ne parle pas
d’accumulation primitive du capital mais d’accumulation capitaliste, plus rien
ne vaut rien, ou plutôt rien ne vaut plus rien, les mots ne sont plus sont
autant de particules se croisant et combinant, ils participent à une combine
positive […] ». Un petit conseil : tentez l’expérience de répéter,
devant une glace, « crâne chaud crâne chaud crâne chaud crâne chaud »,
à la manière d’Antoine Doisnel, et vous comprendrez malgré vous, grâce à votre
bouche affolée parlant contre les paroles, que la littérature peut dire quelque
chose plutôt que rien lorsqu’elle dérape dans la langue, à partir de votre propre
corps réfléchi par un miroir de salle de bains. Lorsque l’écho du son bégayant
mène le crâne à se substituer au sexe, la chaleur à révéler l’excitation, quand
s’emballe le corps des mots, vous êtes prêt à glisser sur ce crâne, à l’aimer,
à le polir, à le chérir, à lui trouver les qualités les plus radicales, fût-il
chauve, malade, ou simplement décati.
Des mots, donc, qui, avec Quintane, osent l’audace et la transgression avec une
innocence signifiant tout simplement nécessité. Nécessité, par exemple, de
s’imaginer, le temps d’une randonnée en montagne, L’Animal que donc je suis, ainsi que l’écrivait Jacques Derrida.
Tout est question de point de vue. Il suffit d’un paragraphe pour que la femme
devienne bête, que la femelle s’avère mâle, que le rapport sexuel se réalise
dans le corps du livre à défaut de s’accomplir sur fond de paysage montagnard.
On est stupéfait devant une telle science-fiction : science de la fiction, fiction faite de savoir
intime et cependant partageable. La narratrice est donc devenue Le Bouc que donc je suis, et cette
métamorphose n’a rien de kafkaïen :
« J’arrivai sur un bout de pré pentu où il y a des chèvres. J’approchai.
Dans l’air pur et frais du matin, sur le sentier couvert de cailloux et de
crottes qui menait à la crête, je caressai en longs mouvements tournants une
croupe. J’enfonçai mes doigts dans le tapis blanc des poils jusqu’à toucher la
peau, rêche ; je comptai les bornes de la colonne vertébrale, je descends
vers ses pis en les effleurant d’un doigt, j’écarte délicatement le pourtour
poilu, j’enfonçai lentement mon gland et ma queue dans le plus doux des
territoires, j’entends mon ventre taper rythmiquement son train, je monte tandis
qu’elle frappe du sabot […] ».
« Fantaisie réaliste critique », enfin : crise de la
sexualité, crise de la littérature, crise de la politique ? Les trois mon
capitaine ! Quintane « déprofessionnalise » le sexe comme elle
arrache la littérature aux spécialistes et aux experts. Une conversation au
café avec une amie, l’écoute régulière d’une émission radiophonique nocturne animée, au sens fort du terme, par
Brigitte Lahaie, la visite d’un musée de l’érotisme à Pigalle, le souvenir d’un
jeune homme au pull-over intempestif, l’invention de la machine à sucer
dite LMAS : ces micro-scènes improvisent le devenir d’un savoir qui
s’attache avant tout à formuler et reformuler. Expérimenter le rapport et son ratage,
le contact et la fuite, la tentative et l’échec. Il s’agit de construire
progressivement « une intelligence commune », le lieu devenu livre
d’un imaginaire qui n’a de psychologique que la syntaxe. Effectivement, le
« je », ici, est à la fois l’idée d’un texte et la formule d’une
intelligence qui accomplissent la communauté désemparée du « nous » :
lecteurs et poètes, amants et aimés, auditeurs et récepteurs, jeunes et vieux, Français
et Magrébins, humains et animaux. Pas ou peu de rapports sexuels, soit. Mais
beaucoup de rapports imprévus, de « chiance » et de faits divers qui
jamais ne font diversion. La dimension politique, au sens noble du terme,
soulève ainsi le questionnement érotique. Le printemps arabe vole à certains consommateurs leurs
objets sexuels. Guerre de colonisation, de décolonisation, révoltes et
révolutions : entre la France et certains pays nord africains, les
liaisons restent plus que jamais dangereuses, et Nathalie Quintane, après
Genet, n’oublie pas de frotter là où ça chauffe, jusqu’à la brûlure explosive :
« Donc, tout le monde s’était mis à chercher son Arabe là où il y a de la
lumière, sous le réverbère de la République, jusqu’à ce qu’il n’y rencontre
plus que son bras, en fait de fidélité (si ce n’est pas de l’amour !).
C’est le fort-da de la
colonisation : un jour un empire, le lendemain plus rien — ou
plus qu’un souvenir d’empire qu’on cherche à plat ventre sous les
meubles. » Rien n’est simple à dire, mais tout peut se dire.
[Anne Malaprade]
Nathalie Quintane, Crâne chaud,
P.O.L, 2012, 218 p., 14, 50 euros.
[1]. Parues chez P. O. L en
2010.