A la gauche du Christ : la marxisation des esprits (1/2)

Publié le 12 décembre 2012 par Tchekfou @Vivien_hoch

Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel dir., A la gauche du Christ, les chrétiens en France de 1945 à nos jours, éd. du Seuil, Paris, 614 p.

L’ouvrage collectif A la gauche du Christ raconte l’aventure des Chrétiens de gauche de 1945 à nos jours. Captivant et complet, quelques réserves doivent être précisées sur l’apport de certaines contributions à l’ouvrage. Recension.

Nous aurions pu croire, à son intitulé, que l’ensemble des collaborateurs à ce vaste ouvrage préférât offrir une lecture orientée à des lecteurs nostalgiques. Jusqu’à la dernière page d’A la gauche du Christ[1], l’impression fut autre : nous avons ressenti plutôt de la plupart des auteurs le constat objectif mais amer d’un échec, malgré l’accointance de certains pour leur objet d’études. Le livre d’histoire est bien fait, parfaitement formulé, il ne lasse pas son lecteur toutefois bien avisé de l’histoire de l’Eglise catholique et des protestants de France. Si certains manifestent ouvertement leur opinion de gauche, ils n’en profitent jamais pour travestir les faits. Dans un premier temps, cet ouvrage est objectivement à conseiller.

Bien que dans l’ensemble passionnant, il n’enlève pas qu’A la gauche du Christ soit sur certains points contestables. Nous nous appuierons tout particulièrement sur le traitement des catholiques de gauche.

Quelle définition ?

Dans un premier temps, aucune définition stricte n’est donnée à cette gauche chrétienne. Bien que l’ambition d’une telle définition soit grande, il apparaissait nécessaire d’en dresser au moins les contours. Jusqu’où peut-on dire que François Mauriac, Jacques Maritain ou Jacques Ellul furent des chrétiens de gauche ? Pourquoi les citer avec évidence, alors que cela est contestable ? La gauche catholique se limite-t-elle aux seuls mouvements d’Action catholique ? La JEC (Jeunesse étudiante catholique) et la JOC (Jeunesse ouvrière catholique) sont-elles par essence de gauche ? L’expérience des prêtres ouvriers fut-elle initialement de gauche ? Pourquoi ne pas traiter des communautés nouvelles, sous prétexte qu’elles ont attiré la bourgeoisie catholique de droite, alors que beaucoup d’entre elles se sont inspirées des mouvements hippies des années 70 ? Quel fut le point de départ de cette gauche ? Quelle couche de la population chrétienne toucha-t-elle ? Dans le récit des événements, pour certains auteurs, la tendance est à considérer que la plupart des initiatives bloquées par l’institution ecclésiastique fut de gauche, ce qui revient succinctement à dire que l’Eglise institutionnelle aurait été animée par un esprit de droite. Le Concile Vatican II aurait d’ailleurs été un événement de gauche, parce qu’il aurait échappé à l’institution vaticane.

Si globalement le lecteur comprend que l’engagement politique à gauche en raison de leur foi chrétienne fait guise de définition, il peine à deviner où est l’engagement de circonstance et l’engagement total. L’exemple de François Mauriac le montre bien : cet écrivain engagé contre les tortures en Algérie, en faveur des prêtres ouvriers, réjoui par la perspective presque ‘révolutionnaire’ du Concile Vatican II, n’a pas hésité en revanche à soutenir le général de Gaulle, et à condamner avec Jacques Maritain les dérives de l’après-concile, notamment en matière liturgique. Selon l’auteur du Bloc-notes, dans l’Eglise, il y a à la fois les « tenants du dépôt » et les « tenants du message », et l’action des deux tendances permet l’équilibre de l’institution. François Mauriac a soutenu des causes largement défendues par la gauche, sans être pour autant un homme de gauche. Bien entendu, ces cas ont été évoqués, ces nuances ont été apportées, mais il aurait fallu un chapitre introductif visant à délimiter le champ de la recherche. Dommage.

La tentation du marxisme

Le philosophe personnaliste Emmanuel Mounier (1905-1950), fondateur de la revue Esprit, accepta de « greffer l’espérance chrétienne sur les sources vives de l’espérance communiste ».

Ce qui est en revanche parfaitement mis en avance est la séduction qu’opéra le marxisme chez bon nombre d’intellectuels chrétiens après la Seconde Guerre mondiale. Denis Pelletier met en avant la légitimité que les communistes ont obtenue en s’engageant massivement dans la résistance[2], contrairement à l’institution catholique – c’est en tout cas l’image que les chrétiens d’après-guerre avaient de l’épiscopat français, bien que les travaux récents de Limore Yagil démontrent le contraire[3]. « Mais après la Seconde Guerre mondiale, ils sont confrontés à la conciliation de leur foi et de leur appartenance aux Eglises avec une conception nouvelle du devenir humain : la pensée et la réalité marxistes »[4], souligne Frédéric Gugelot. Le chapitre qu’il intitule Intellectuels chrétiens entre marxisme et Evangile, montre à quel point le monde intellectuel catholique avait pu se laisser convaincre par les analyses marxistes, malgré l’encyclique Divini Redemptoris (1937) qui déclare le communisme « intrinsèquement pervers ». Certains se justifiaient de ne conserver que les aspects économiques de la doctrine tout en rejetant la philosophie, ce qui freinait bien entendu l’action militante. Mais, en même temps, cette tentation du marxisme participa d’une frustration des chrétiens à ne pas pouvoir réellement participer à l’action politique. Après 1945, Emmanuel Mounier accepta de « greffer l’espérance chrétienne sur les sources vives de l’espérance communiste » pour combattre l’injustice[5]. « Le bon sens historique commande non pas d’arrêter les fleuves, mais de les aménager », ajoutait le philosophe. « Alors que le marxisme devient un puissant pôle d’attraction en France, les intellectuels chrétiens de gauche l’abordent de deux façons. Les uns y trouvent une grille d’interprétation féconde de la réalité sociale ; les autres affirment que, par solidarité au Christ, il faut s’engager avec les pauvres et les opprimés au côté du parti qui porte ce combat, donc des communistes. »[6] A partir de la seconde moitié des années 1960, « l’efficacité présumée, justement, de l’analyse marxiste impressionne, la générosité des militants communistes et cégétistes fait honte aux chrétiens », résume pour sa part Jean-Louis Schlegel[7].

Il y avait là, à travers ce chapitre de grande qualité, de quoi aussi affiner la définition du chrétien de gauche : la tentation du marxisme cachait une autre tentation, plus large, celle de soumettre le spirituel au temporel, de croire que le royaume puisse s’inscrire dans un projet immanent de libération de l’homme vers le troisième âge. C’est l’éternelle tentation joachimite. Le dominicain Marie-Dominique Chenu n’hésita pas à constater « la cohérence philosophique de cette idéologie d’émancipation humaine qu’est le marxisme. Il reconnaît sa valeur d’alternative à la théologie chrétienne de l’histoire et refuse donc d’élaborer une simple convergence éthique entre celui-ci et le christianisme. La lutte se fonde sur une espérance partagée »[8]. Frédéric Gugelot ajoute enfin que « l’engagement politique et social atteste alors de l’authenticité d’une vie chrétienne. Des intellectuels chrétiens s’assignent la tâche de procurer aux croyants les moyens de juger et de s’engager en toute conscience au nom de l’universalité du message biblique. Ils se définissent donc plus par une volonté de renouvellement de l’être chrétien que par un positionnement de droite ou de gauche. Ils apparaissent alors comme des chrétiens « avancés » »[9].


[1] Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel dir., A la gauche du Christ, les chrétiens en France de 1945 à nos jours, éd. du Seuil, Paris, 614 p.

[2] Ibid., p. 69.

[3] Limore Yagil, La France, terre de refuge et de désobéissance civile (1936-1944) : Exemple du sauvetage des juifs, 3 tomes, éd. du Cerf, 2005 à 2011.

[4] Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel dir., op. cit., p. 205.

[5] Cité dans Ibid., p. 206.

[6] Ibid., p. 211.

[7] Ibid., p. 277.

[8] Ibid., p. 213.

[9] Ibid., p. 215.