LA LANGUE EST NOTRE TABLE
Zama vient de sortir aux éditions P.O.L.
Jean-Jacques Viton y poursuit un poème narratif avec arrêts sur image.
Jean-Jacques Viton : Le titre
de ce livre, Zama, est une expression de langue arabe qui peut se traduire par
« tu parles ! » et « allez vas-y !.. te gêne
pas ! » utilisé par le témoin
d’une discussion et qui veut souligner une exagération dans le discours
entendu. C’est aussi le nom d’un petit personnage jamais vraiment approché ou
mis en scène mais qui traverse le livre comme un acteur muet dans un décor aux
allures cinématographiques. Les dizains avec lesquels le livre est construit
forment la charpente régulatrice de cette proposition. On y rencontre des
chevaux noirs, des anges, des chiens, des mouettes, des souvenirs d’enfance (la
femme nue, la tête de mort nazie, le tangage d’un paquebot) consignés dans un
dossier de détails de catastrophes récentes et ponctuations d’une marche
perpétuelle vers le là-bas de
l’horizon tenu.
Zama en cet état est un long poème
narratif avec témoin muet. Il se lit comme un récit libre ou selon un procédé
d’arrêt sur image.
Sandra Raguenet : C’est étonnant à quel point vos dizains parviennent
à charrier un monde contemporain. Dans quel sens s’est réalisé ce travail ?
Jean-Jacques Viton : Je souhaitais à la fois l’armature irréprochable
des dizains et la protection formelle qu’ils autorisent. Ce qui s’agite
derrière ces murailles est divers, et contrasté et certainement contemporain.
Je ne cherche aucune continuité narrative, ce serait plutôt le contraire, une
rupture mobile. Faire que ce qui se lit sur un même parcours ne déclenche aucun
rapport de liaison d’intelligence narrative. Les choses se passent comme elles
se passent. Je suis dans cette époque-là, dans ce moment-là. Je ne fais
qu’assurer autant que possible cette mesure. Les dizains transportent et
bougent tous les éléments de ma contemporanéité. Tant mieux si j’y réussis. Ce
livre assure des allers-retours permanents entre le discernable et
l’inexplicable, c’est-à-dire l’actuel immédiat qu’il s’agisse d’un mouvement à
accomplir ou d’une lecture de photographie. Je ne peux pas écrire ce genre de
texte autrement qu’en y introduisant, et aussitôt que cela se présente, ce qui
est immédiatement disponible.
Sandra Raguenet : Ce dépôt à partir duquel vos prélèvements s’opèrent,
c’est quoi ?
Jean-Jacques Viton : Ce peut
être le réel immédiat, ce que je vois, ce que j’entends… Une action de film ou
le souvenir que j’en ai, comment une image, un travelling réapparaît, comment
il éclaire ou recouvre un fait réel. Je prélève aussi dans mes lectures, la
Presse, les livres que je lis, les inscriptions diverses, sur les murs, ce que
j’entends à la radio… J’archive tout sur des feuilles ou dans un cahier. C’est
mon stock…
Sandra Raguenet : Je reviens
sur l’effet surprenant de Zama,
surprenant entre autres parce que vos livres se composent en général de longs
poèmes narratifs articulés en chapitres. Zama
se compose de cent quinze dizains distribués sur trois chapitres. Pourquoi ce
choix ?
Jean-Jacques Viton : Je travaille à partir de fragments dispersés. Le
vers (libre, mais comme le disait Jean Tortel, pas libre de ne pas être un
vers) – ce qui nous faisait rire –, est mon unité basique, ma forme de
composition. Comme une pièce de menuiserie, il participe à la fabrication d’une
table. Ici c’est la table du livre (et nous le savons, la langue est notre
table). Ce qui est important, c’est le montage, et comment on coupe, on
sectionne, on reconstruit. Pour Zama
je ne trouvais pas la composition et j’ai pris au hasard la Délie de Scève. Le
dizain m’est apparu comme une manière d’arrêt sur image. Mais ces arrêts
peuvent subir des variations de vitesse… Comme Serge Daney je pense qu’il
existe une violence formelle. « La forme est désir, le fond n’est que la
toile quand nous n’y sommes plus… ». Dans Le travelling de Kapo il écrit : « Toute forme est un
visage qui nous regarde ». Chaque dizain devient une petite installation
où je tente de faire le point au sens photographique. Zama traverse
épisodiquement l’image. Il n’est qu’un témoin épisodique. Pour ce qui est du
temps du livre il est hors champ. Il donne son nom au livre mais se contente de
le traverser d’une manière oblique.
© Sandra Raguenet et Jean-Jacques Viton