Chers amis,
Parce qu'il faut bien qu'on se le dise, ce petit livre culte, lu d'une traite et sans respirer, est littéralement bouleversant; dans la foulée j'ai savouré sa délicate adaptation cinématographique.
Bon, d'accord, le livre partiellement autobiographique de Bernhard Schlink est sorti depuis plusieurs années, et a fait un véritable raz-de-marée en 1995 en Allemagne, mais je vous l'ai déjà dit, rien ne m'ennuie plus que de faire des choses "à la mode", en même temps que tout le monde, apprendre à cuisiner des cupcakes multicolores, lire 50 shades of grey, (re)porter des pantalons à carreaux et des pulls jacquards, ou aller voir Skyfall...
J'attends que le buzz se tasse, que l'excitation retombe, que l'oubli ensevelisse l'évènement, que l'actu parle du prochain tweet passionnant, et là, paf, je reviens, tel un lézard endormi d'un oeil. C'est ainsi que j'ai découvert le micro-ondes, Millenium, Gossip, les macarons, la zumba, le téléphone portable, le lait de coco, les éditions Actes Sud et le répondeur ...
Mais là je sens que je m'égare... Revenons à notre histoire.
On est en Allemagne, au début des années soixante, et un jeune adolescent tombe pour la première fois éperdument amoureux d'une femme de vingt ans son aînée. Les amants partagent six mois de parenthèse enchantée et secrète, au cours de laquelle ils instaurent leur rituel érotique, d'abord se déshabiller et se laver mutuellement, puis Mickaël fait à Hannah la lecture de ses romans préférés, avant qu'ils ne fassent l'amour. Le narrateur décrit l'évolution de ses sentiments et la façon dont il se sent pris sous la coupe de cette belle femme énigmatique qui ne s'épanche jamais, vit seule, et fait de lui un jouet consentant et manipulé, prêt à tout pour lui plaire et ne pas la perdre. Mais un jour Hannah disparaît sans un mot, et Mickaël, abandonné et trahi ne comprend pas.
Sept années plus tard, étudiant en droit, il participe à un séminaire et assiste au procès de cinq criminelles nazies, gardiennes dans les camps. Là, il reconnaît avec stupeur sa douce Hannah sur le banc des accusées. Terrifié, honteux, accablé, heureux, perplexe, fébrile, Mickaël, qui n'a toujours pas réussi à surmonter l'influence et la peine que cette femme lui a causé, ne sait plus qui il a aimé ou aime encore... Il chavire dans la honte d'avoir été l'amant innocent mais perverti d'une meurtrière et donc de participer à l'horreur de ce que cette femme a commis, et l'envie de comprendre à défaut de pardonner, ce que la génération de sa maîtresse, celle de ses chers parents tout autant, a laissé faire.
Entre haine, mépris, douleur, amour, incompréhension et lâcheté, Mickaël, vit un tumulte intérieur, celui, immense et inconsolable de la jeune et première génération allemande post-nazie. Au cours du procès, Hannah se défend mal, se laisse accabler, et Mickaël finit par comprendre le secret enfoui d'Hannah, celui qui la condamne autant qu'il la disculperait si elle l'avouait: elle est analphabète et aime se faire faire la lecture; que ce soit par les jeunes prisonnières du camp qu'elle envoie ensuite à la mort, que plus tard par le tendre collégien qu'elle accueille chez elle... Hannah s'est engagée comme gardienne pour ne pas avouer à son ancien employeur sa tare, Hannah a quitté la ville précipitamment il y a sept ans car son supérieur voulait la promouvoir à un poste de bureau, et non pour abandonner Mickaël, auquel elle ne pouvait pas écrire ensuite, Hannah n'a pas pu écrire le rapport nazi qui est la pièce maîtresse et accablante du procès. Elle ne l'avoue pas: Mickaël, déchiré, s'ouvre à son père, le silencieux prof de philo qu'il respecte et, au supplice, lui laisse son choix et sa dignité, Hannah est la seule condamnée à la prison à perpétuité...
Mickaël ne va pas lui rendre visite, c'est au-dessus de ses forces, il lui en veut encore et elle ne lui témoigne aucune tendresse le sachant dans la salle, il attend un signe d'elle qui ne peut venir, ne fait pas un pas, ou plutôt s'éloigne, et l'abandonne à sa cellule choisie. Il assimile ce refus d'avouer à une nouvelle fuite d'Hannah à son égard. Le jeune homme se marie, a une petite fille, n'est pas heureux, les années passent, il divorce, est toujours hanté par cette femme. En rangeant ses livres, Mickaël retombe sur ses lectures adolescentes et a l'idée d'enregistrer à Hannah sur cassettes les romans qu'il lui a lus, puis ceux qu'il aime, et ceux qu'il écrit. Comme un fil qui le relierait à elle sans l'impliquer intimement. S'instaure un envoi mensuel de colis à la prison, auquel il n'adjoint aucune lettre, et qui dure plus de dix ans, jusqu' à ce qu'il reçoive des petits mots maladroits d'Hannah. Bouleversé, il comprend que pour lui elle a appris à lire et à écrire, et en est profondément touché. La correspondance singulière se poursuit entre eux, mais il ne lui écrit jamais. Alors qu'elle bénéficie d'une réduction de peine, et va sortir de prison, Mickaël découvre pour la première fois après plus de vingt ans une vieille femme mal soignée et en est dégoûté. Hannah se suicide à la veille de sa sortie, dans sa cellule.
Voilà pour le livre, dans les grandes lignes...
Le film lui, n'est sorti qu'en 2008, au terme de longues années de réécriture, embûches et opiniâtreté; superbe co-production américano-allemande, il explore et met en scène une autre dimension, un tout autre angle: celui d'Hannah, occulté dans le livre. Nous voyons la lumineuse Kate Winslet tour à tour attendrie et apeurée, combative et déprimée, orgueilleuse et pleine de grâce, digne et fragile. Nous comprenons ses espoirs et ses attentes déçues, sa rage de vivre et de surmonter enfin sa honte. Hannah est fière dans sa bêtise et préfère la prison à l'aveu de sa faiblesse. Elle a vécu traquée, et l'amour et le soutien de Mickäel, magistral Ralph Fiennes à l'âge adulte, représentait son seul espoir de salut; sa lâcheté d'homme déçu l'a achevée. En mourant, elle a libéré les sentiments refoulés de Mickaël, ne laissant à nu que la honte de sa conduite, mais lui permettant, peut-être, enfin, de s'affranchir des chaînes secrètes et destructrices de leur longue passion. Mickaël n'a en effet pas réussi à prendre la dimension de cette femme, à ressentir une quelconque empathie, il a grandi replié sur sa déception amoureuse adolescente qui l'a détruit à petit feu et l'a empêché de savoir aimer et d'être un homme épanoui.
Mentionnons la note d'espoir du film, qui réside dans le rapprochement final de Mickaël et de sa fille, qu'il se sent enfin capable d'accueillir complètement et à qui il va ouvrir son coeur, puisque sa culpabilité s'est dénouée grâce au deuil.
Ainsi, et c'est si rare que cela mérite d'être souligné, livre et film, les deux se complètent harmonieusement et se rééquilibrent intelligemment.
Malgré les petits arrangements de scénario, qui ne sont pas fidèles au livre et m'ont perturbée, je pense avec un peu de recul qu'il est judicieux d'avoir ce double éclairage sur une réalité aussi cruelle que romantique, et qui continue de tarauder tous les allemands nés dans les années quarante, et plus largement si l'on dépasse Hitler, tous ceux ayant connu une situation similaire. Au-delà du fait qu'il est effarant d'accepter la prison pour préserver son secret honteux de femme analphabète, au-delà de l'histoire d'amour aussi tragique qu'amorale, sur fond d'histoire allemande d'après-guerre, le livre et son film se dressent et nous posent de nombreuses questions dérangeantes...
Comment vivre avec ce poids mortifère sur la conscience, a-t-on le droit d'aimer ceux qui sont responsables d'atrocités, peut-on tout pardonner au nom de l'amour, et peut-on comprendre l'innommable, comprendre est-ce pour autant accepter, comment amour et culpabilité se donnent-ils la main sur fond d'éthique socio-politique ?
A bientôt pour vos commentaires avisés,
Claire
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