Pico*, 3 avril ! […]
Seigneur, qui suis-je donc ? Ma main tremble en rapportant l’abomination qui suit ; et du reste je crains, en relatant cet épisode, de trop l’alléger ou de trop l’aggraver, je m’interroge, car enfin et très sincèrement, je ne sais qu’en penser. À moins que ce ne soit par autodéfense ou par horreur que je sois arrivé à ne pas savoir qu’en penser. Que de discours, alors que je dois avoir du courage, que je dois le dire. L’autre soir, la petite Minor ** a failli s’étouffer avec une bouchée ou une gorgée avalée de travers ; elle est devenue toute rouge et toute raide; la Major, rapidement venue à son secours, a eu ensuite une crise de nerfs. Eh bien, en dehors de mon habituelle pitié aveugle et violente, en la voyant si petite, toute raide… moi, moi je me suis dit en un éclair qu’en fin de compte sa mort eût été à certains et de nombreux égards quelque chose de bénéfique (Dieu du ciel, pour moi), bref j’ai surpris en moi un mouvement que je ne saurais définir, de joie, de joie dégoûtante, abjecte, contre nature par ailleurs… et qui me ressemblait si peu. Mon Dieu, est-il possible d’être aussi vil, aussi… égoïste ? Peut-être, peut-être est-ce justement impossible, mais cette explication est trop évidente et ne peut être la bonne, la bonne explication doit se trouver ailleurs. Où ? Il faut remarquer que l’énervement et l’horreur que certains événements personnels provoquent en moi sont si grands qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce mouvement rapide et passager, cette sorte de fulgurance, n’ait été qu’une simple défense physique, une sorte de réaction organique. Mais ce ne fut pas cela, me semble-t-il, et de toute façon cela ne le justifierait pas; ou alors ce qui le justifierait aussi… mais ce serait encore pire ! et mes remords et mon désespoir seraient encore plus grands ! En considérant bien la question: il y a et, en quelque sorte, il doit y avoir une espèce d’ivresse dans la mort d’autrui, c’est-à dire à la mort d’autrui, puisque celle-ci représente toujours un changement sensible, ou l’espoir de ce changement et qu’elle est, après tout, avantageuse d’un certain point de vue (les sauvages regrets, tacites ou exprimés ou déformés de Dostoïevski m’ont toujours paru à la lumière de la raison, excessifs); avec la seule différence que, en ce qui nous concerne, ce point de vue devrait en tout cas être secondaire, c’est-à-dire que l’avantage devrait être ressenti comme inférieur au désavantage et que le mouvement correspondant devrait donc suivre, et non précéder l’autre, principal et premier par définition (le regret). De plus et en effet mon jugement en tant que tel est probablement vicié par mon habitude ou mon besoin (de nouveau par instinct de conservation ou de survie) de considérer sub specie mortis tant de choses et de personnes. ― Mais je me rends compte que si une explication purement sentimentale est inacceptable, une explication purement rationnelle serait tout aussi absurde. Et c’est comme ça que j’assurerais l’intégrité de mon âme ? On sait très bien que ce n’est ni dans le sentiment ni dans la raison que se trouvent nos explications et nos éventuelles justifications, ni d’ailleurs dans quelque chose qui mêlerait et combinerait l’une et l’autre (mais où alors ? Dieu seul le sait, et il faudrait au moins inventer un mot pour cet ineffable lieu de l’âme, ou de la nature). ― Et puis j’ai mal au cœur : mon Dieu, serait-il en fin de compte vrai qu’une composante de nos sentiments les plus purs soit un désir, ou pis, le désir du malheur de l’autre ? Non, je suis certainement le seul à être comme ça, misérable et malheureux que je suis ; et s’il en est ainsi, la seule conclusion possible c’est… Eh bien non, par Dieu, ce n’est pas vrai, c’est impossible que cela vienne de moi ! Je pressens qu’il y a, que j’ai une justification valable, bien que je me débatte loin de la lumière. (À moins que je ne dise cela pour dormir tranquille.)
Tommaso Landolfi, Rien va [Rien va, diario, Firenze, Vallecchi, 1963], Éditions Allia, 1995, pp.153-154-155. Traduit de l’italien par Monique Baccelli.
* Pico, village natal de Tommaso Landolfi, est un petit bourg à mi-chemin de Rome et de Naples. On y retrouve toujours de « palazzo » des Landolfi, une très ancienne famille comtale d’origine germanique.
** Idolina, la Minor, le premier enfant que Tommaso Landolfi eut à un âge relativement avancé.