« Duke Ellington, Melody Maker »
Paris. Auditorium Saint Germain.
Lundi 10 décembre 2012.19h30.
Antoine Hervé : piano, enseignement
François Moutin : contrebasse
Louis Moutin : batterie
La photographie d'Antoine Hervé est l'oeuvre du Tonitruant Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.
Vibrantes lectrices, vivants lecteurs, je vous ai déjà raconté une Leçon de Jazz d’Antoine Hervé sur Duke Ellington en solo. Il traite à nouveau ce sujet inépuisable en trio. Il y a bien peu de lumière dans la salle. Pas facile de prendre des notes pour les élèves. Les erreurs de transcription des propos du professeur Hervé sont entièrement miennes.
Duke Ellington est le Saint Patron du Jazz avec Louis Armstrong. D’accord, professeur Hervé, sauf que Duke Ellington jouait sa musique avec son orchestre alors que Louis Armstrong jouait n’importe quoi avec n’importe qui, du moment qu’on le paie. Il était très bien payé d’ailleurs puisque, de son vivant, Louis Armstrong était le musicien le mieux payé des Etats-Unis. Duke Ellington a d’ailleurs enregistré avec Louis Armstrong. Des chefs d’œuvre évidemment. Il faut signaler que Duke Ellington a eu une longévité rare pour un Jazzman (1899-1974). C’est un Melody Maker qui a rempli le « Great American Songbook » de titres inoubliables.
Le trio commence par « A prelude to a kiss », une musique nocturne pour orchestre de dancing dans un palace en bord de mer ou de lac. Bonne définition, professeur Hervé. Romantic, so romantic. ils le jouent très bien suggérant les chants des cuivres et de la chanteuse. Quand vous avez joué une mélodie de Duke Ellington, il vous faut 3-4 jours pour vous sortir de la tête selon le professeur Hervé. A raison d’une dizaine de mélodies ce soir, il faudra donc aux musiciens un mois minimum pour se remettre de cette Leçon. Quant à « Prelude to a kiss », c’est une mélodie à écouter avec sa bien aimée dans ses bras, ce que je fais derechef. « Il n'y a que deux choses: l'amour, toutes sortes d'amour, avec des jolies filles et la musique de La Nouvelle Orléans et Duke Ellington. Tout le reste devrait disparaître car tout le reste est laid » (Boris Vian). Le batteur est aux balais, de course.
Duke Ellington a développé un sens inné du chromatisme nous apprend le professeur Hervé. Il a plus appris à l’oreille et en regardant des pianistes qu’avec des leçons de piano. Il s’agissait, dans les années 20, de faire danser les gens ou de les faire rêver. Ca tombait bien. Le Duke savait faire les deux à la perfection.
Qu’aurait joué Ludwig Von Beethoven s’il avait vécu à Harlem dans les années 20 ? Démonstration en solo de piano avec « Mail to Elisa », version bluesy de la « Lettre à Elise ».
Duke Ellington était aussi businessman, graphiste (il avait fait une école de Beaux Arts à Washington). Il dessinait l’affiche du spectacle et fournissait l’orchestre. Bref, l’homme à tout faire du show business. Sans compter qu’il vendait l’exclusivité de ses talents à divers producteurs sous différents noms. Duke quitte Washington, sa ville natale et arrive à New York conduit par son batteur Sonny Greer qu’il vira de l’orchestre pour alcoolisme après 30 ans de bons et loyaux services. A New York, il s’encanailla, fréquenta des gangsters sans en devenir un lui même. Interrogé dans les années 60 par un journaliste qui lui demandait : « Comment avez-vous pu jouer au Cotton Club dirigé par tous ces gangsters ? », Duke répondit : « Des gangsters ? Comment osez-vous parler ainsi de ces gentlemen ? ». Pour l’ambiance, je vous renvoie, vibrantes lectrices, vivants lecteurs au film « Cotton Club » (1984) de Francis Ford Coppola. Pour la science, à la lecture du livre « Le Jazz et les gangsters » de Ronald L Morris (traduction française publiée aux Editions du Passage). Dans les années 20, à New York, les musiciens noirs fantasmaient sur une Afrique qu’ils n’avaient jamais connue (c’est l’époque des prêches politiques de Marcus Garvey) et Duke Ellington créa le style Jungle, Asphalt Jungle (le même fantasme se retrouve dans le style de musique électronique du même nom).
« Take the A train », composition de Billy Strayhorn, l’aller ego de Duke Ellington dédiée à une ligne du métro new yorkais (J'attends toujours une composition de cette qualité dédiée au RER A à Paris !). Le batteur fait le cliquetis de la machine. Louis Moutin n’est pas Sonny Greer : trop raide, trop répétitif. D’ailleurs, il ne tient pas les baguettes comme un batteur de Jazz, en porte-plume mais comme un batteur de rock, en marteau. Pianiste et contrebassiste, eux, sont complètement dedans. Solo de contrebasse digne d’un tap dancer (danseur de claquettes pour les anglophobes).
A l’époque, les arrangements n’étaient pas écrits. Les musiciens apprenaient de mémoire. Le Jazz a un rapport particulier à la pulsation (the beat in english d’où beatnik). Le Swing (balancement pour les anglophobes), pour Duke Ellington, est un principe de vie. « It don’t mean a thing if it ain’t got that swing » (et non pas « I don’t mean a thing… », comme l’affirme le professeur Hervé. Seule erreur relevée dans la Leçon de Jazz par l’élève studieux que je suis). Un morceau polyrythmique comme la musique africaine nous fait observer le Professeur Hervé.
A partir des années 1930, Duke Ellington et son orchestre ont commencé à tourner dans le monde entier ce qui les a inspiré. D’ailleurs, l’orchestre tourne toujours même si ce n’est plus avec ses membres d’origine. Les valeurs du Jazz sont : la danse, le conte, la liberté. Bonne définition, Professeur.
« Caravan », composition orientalisante de Juan Tizol, tromboniste de l’orchestre. Porto Ricain, Juan Tizol était le seul Blanc de l’orchestre. D’après Charles Mingus, il était raciste. L’incident entre Tizol et Mingus qui conduisit le Duke à licencier Mingus de l’orchestre est racontée dans l’autobiographie de Mingus « Moins qu’un chien » (« Beneath the underdog » pour les anglophiles). Cet incident n’empêcha pas Charles Mingus de vénérer Duke Ellington, de le jouer et de jouer avec lui (« Money Jungle » en trio avec Max Roach à la batterie : un chef d’œuvre indispensable). En jouant sa version de « Caravan », le trio la tire de l’Orient vers les Caraïbes, avec un latin tinge comme disait Jelly Roll Morton.
Le Professeur Hervé nous raconte la rencontre entre Duke Ellington et Billy Strayhorn son orchestrateur, son alter ego, son 2e pianiste, son 2e morceau. Billy Strayhorn était tellement complémentaire de Duke Ellington qu’il était homosexuel ce qui évitait toute rivalité entre eux, même amoureuse.
« UMMG » (Upper Manhattan Medical Group), composition de Billy Strayhorn inspirée par le bruit de la perfusion à l’hôpital new yorkais où il était soigné. De santé fragile, Billy Strayhorn mourut en 1966 et le Duke enregistra aussitôt un album avec l’orchestre « And his mother called him Bill » (avec une version en piano solo de « Lotus flower » pendant laquelle petit à petit les musiciens, en pause, se taisent, rendus silencieux par la beauté de la musique). Bien joué.
Un autre truc typique du Jazz, c’est le riff : une formule rythmique qui se répète, invitant l’auditeur à danser. Duke Ellington en est l’un des Maitres, avec Count Basie qui fera l’objet d’une Leçon de Jazz en big band en mars 2013. On ne sait pas comment Bach, Chopin, Liszt improvisaient même s’ils ont laissé beaucoup de notations écrites. Duke Ellington a été enregistré. Il est donc possible de relever ses improvisations, note pour note.
Démonstration des accents en duo piano/contrebasse puis le batteur s’ajoute pour marquer les pas de danse.
Le Professeur Hervé a relevé pour nous 4 pages d’interprétation de « Cotton Tail » de et par Duke Ellington. Le trio les joue puis improvise. En effet, c’est joué dans l’esprit du Duke puis chaque membre du trio prend sa part du gâteau dans l’impro.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, c’est le Petrillo Ban aux Etas Unis. Les musiciens refusent d’enregistrer pour forcer les producteurs à leur verser plus de droits d’auteur. Les chanteurs, classés comme comédiens et non musiciens, eux enregistrent, prennent la vedette et la gardent depuis. Mauvais pour la musique instrumentale.
De 1945 à 1955, c’est le triomphe du Be Bop, musique très difficile à danser, pour petites formations, ultra rapide, technique (Charlie Parker, Dizzy Gillespie). Les boppers vénéraient Duke Ellington mais ne jouaient pas comme lui même quand ils jouaient sa musique (Thelonious Monk, Dizzy Gillespie ont enregistré des albums de compositions de Duke Ellington). Au Newport Jazz Festival de 1956, l’organisateur paie d’avance pour des concerts des big bands de Duke Ellington et Count Basie. Les orchestres se reforment et triomphent. L’album « Live at Newport 1956 » de Duke Ellington a été réenregistré en studio, seuls les applaudissements demeurant.
L’orchestre repart en tournée dans le monde entier et Duke Ellington reste ouvert à la jeune garde. Il enregistre en 1962 deux albums en petite formation en deux semaines, deux chefs d’œuvre indispensables au mélomane : « Money Jungle » (déjà cité) et « Duke Ellington & John Coltrane » où chaque leader apporte son contrebassiste (Aaron Bell, Jimmy Garrison) et son batteur (Sam Woodyard, Elvin Jones). La musique, elle, est de Duke Ellington exclusivement. Après avoir écouté « In a sentimental mood » par John Coltrane, Johny Hodges qui le jouait depuis 30 ans dans l’orchestre resta médusé. Coltrane n’était pas satisfait du résultat mais le Duke insista pour garder la première prise. Sa fraîcheur nous frappe encore 50 ans après. Ce soir, le trio la joue avec le batteur aux balais voluptueusement, langoureusement, comme il faut.
A l’enterrement du Duke en 1974, il y avait 12000 personnes. Ella Fitzgerald chanta devant son cerceuil. Miles Davis réunit ses musiciens d’urgence pour enregistrer son Requiem pour Duke « He loved him madly ». Deux ans après, en 1976, sur son double album clef, « Songs in the key of life », Stevie Wonder chantait « Sir Duke » en son hommage.
A la fin de sa vie, Duke Ellington n’écrivait plus que de la musique sacrée. Il a même joué son « Concert of sacred music » dans l’abbaye de Westminster, celle des Rois d’Angleterre devant la Reine, enchantée. Deux citations de Duke Ellington : « A force de répétition, on devient initié » (excellent pour les élèves des Leçons de Jazz d’Antoine Hervé). « Le Jazz n’a pas besoin de tolérance. Il a besoin d’intelligence et de compréhension ». Pour la tolérance, il y en avait assez dans les maisons de la Nouvelle Orléans dont il est sorti.
« Solitude » composée par Duke Ellington en 20mn, entre deux prises de studio. Une ballade somptueuse pour terminer avec, de nouveau, ma bien-aimée entre mes bras, comme disait Guillaume Apollinaire.
RAPPEL
« Lush life », une composition de Billy Strayhorn, marquée par l’influence de Claude Debussy. Somptueux.
Madame G, Mesdemoiselles A, F et L pour une fois réunies ont apprécié grandement elles aussi.
Le Professeur Antoine Hervé donne ses Leçons de Jazz dans toute la France, Outre Mer compris, et se trouvent en CD et DVD pour certaines (Wayne Shorter, Keith Jarrett, Oscar Peterson). La joie de savoir est à portée de tous.
Prochaine Leçon de Jazz à Paris dans l’Auditorium Saint Germain le lundi 21 janvier 2013 à 19h30 : Julian Canonball Adderley Soul Brother du Saxophone par Antoine Hervé en duo avec Pierrick Pédron (saxophone alto).
« Lush life » chanté par Ella Fitzgerald accompagnée au piano par Duke Ellington dans le « Ella Fitzgerald Show » (1965). Que demander de plus en ce bas monde ?