Hans Thoma (Bernau, 1839-Karlsruhe, 1924),
Souvenir d’Orte, 1887
Huile sur papier, 52 x 71,5 cm, Munich, Neue Pinakothek
S’il survit principalement dans la mémoire collective, et encore de façon plutôt aléatoire, grâce à sa comédie lyrique sur un
livret de Lucien Népoty, Mârouf, savetier du Caire, qui fut un triomphe dès sa création, le 15 mai 1914, et lui assura une carrière internationale, notamment aux États-Unis où il
dirigea le Boston Symphony Orchestra durant la saison 1918-1919, force est de reconnaître que le nom d’Henri Rabaud est aujourd’hui largement inconnu du grand public. Pourtant, le parcours de
ce fils et petit-fils de musiciens, né le 10 novembre 1873 à Paris d’un violoncelliste de la Société des Concerts du Conservatoire et d’une cantatrice et pianiste, ressemble fort à un
sans-faute. Élève d’Antonin Taudon, André Gédalge et Jules Massenet au Conservatoire, « ce grand jeune homme maigre et barbu, aux allures sérieuses et distantes, d’une culture littéraire
et philosophique très étendue, dont l’indépendance d’esprit et la volonté tenace se lisaient sur [le] grave visage » si l’on en croit son ami Max d’Ollone, obtint le premier grand prix de
Rome en 1894 et effectua un fructueux séjour à la Villa Médicis qui lui permit, entre autres, d’écrire son Quatuor en sol mineur (op. 3, publié en 1898) et sa Symphonie n°2 en
mi mineur op. 5 achevée en 1897 (il existe également une Première Symphonie de 1891, sauf erreur inédite).
Pièce maîtresse de cet enregistrement, la Symphonie n°2 est une œuvre au souffle puissant et au romantisme assumé
dont on se demande pourquoi personne ne s’est soucié de la ressusciter plus tôt. La fanfare de cuivres qui ouvre son Allegro moderato initial instaure d’emblée une atmosphère dans
laquelle semble passer le souvenir d’anciennes légendes, et dont le caractère tranchant, presque hautain, et traversé parfois de lueurs tragiques contraste avec la fluidité et le lyrisme du
second thème dont la tonalité de sol majeur sera celle du mouvement lent, un Andante d’une luminosité sereine débutant par une mélodie de choral et revêtant souvent les accents d’une
prière emplie d’une intense ferveur qui fait souvent songer non à Wagner, mais à Bruckner, dont rien n’indique que Rabaud connaissait les œuvres. Noté Allegro vivace, le
Scherzo retrouve, par sa légèreté, l’esprit de ceux de Mendelssohn, qui eurent tant d’influence sur les symphonistes français du XIXe
siècle (Onslow, Saint-Saëns, entre autres), mais il s’y mêle une sensation d’espace qui ferait plutôt songer à Dvorak (c’est patent dans la façon dont y est traité le retour du choral qui
ouvrait l’Andante).
Après une page aussi épique, la Procession nocturne, inspirée d’un épisode dépeignant Faust isolé dans la forêt et étreint par un sentiment mystique au passage d’une procession qui, en s’éloignant, le renvoie à sa finitude, semble user d’une palette de couleurs et d’affects plus restreinte. Son atmosphère tissée par la douceur des cordes en sourdine se teinte d’une pointe d’amertume voilée, appelée à se dissiper à l’arrivée de l’épisode central décrivant la procession qui apparaît, dans la nuit qui l’enserre, toute auréolée de la lumière de la foi et laissera, au cœur du héros, une étincelle pour adoucir l’amertume de sa destinée. Les ambitions d’Églogue, qui porte en exergue quelques vers des Bucoliques de Virgile précisant son propos, sont plus réduites, mais l’auditeur est vite pris par son charme agreste et sa limpidité d’écriture qui font songer aux mythologies aux traits précis mais pourtant nimbés d’irréalité que peignait, à la même époque, un Puvis de Chavannes.
L’affiche de ce disque est, a priori, de celles qui font hausser le sourcil car, par réflexe, on se demande ce que
peut bien donner la rencontre d’un orchestre bulgare et d’un jeune chef français encore peu connu. La réponse qu’apportent à cette question Nicolas Couton et le Philharmonique de Sofia
(photographie ci-dessous) est nette et sans appel : le meilleur. En effet, sans jamais céder ni à la facilité ni à la désinvolture, la réalisation qu’ils proposent nous tient en haleine de
la première à la dernière note, et rend pleinement justice à la musique de Rabaud. Les qualités de l’orchestre sont nombreuses et bien mises en valeur par une prise de son naturelle et bien
étagée ; celles qui s’imposent le plus immédiatement sont sans doute sa discipline ainsi que la beauté et la diversité du coloris qu’il est capable de délivrer : entendre une phalange
que n’a pas complètement gangrénée l’uniformisation des timbres, particulièrement dans les pupitres des bois et des cuivres (c’est frappant dans l’Églogue, qui les met spécialement
bien en valeur), a quelque chose de profondément rassérénant. Indubitablement, l’ensemble a du grain et développe de vraies saveurs, avec un caractère légèrement rugueux qui retient durablement
l’attention et séduit bien plus qu’une pâte uniformément lisse.
Orchestre Philharmonique de Sofia
Nicolas Couton, direction
1 CD [durée totale : 64’36”] Timpani 1C1197. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
Symphonie n°2 : [II] Andante
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Henri Rabaud en 1893. Archives familiales.
Pierre Puvis de Chavannes (Lyon, 1824-Paris, 1898), La chanson du berger, 1891. Huile sur toile, 104,5 x 109,9 cm, New-York, Metropolitan Museum
La photographie de Nicolas Couton et de l’Orchestre Philharmonique de Sofia est de Stéphane Topakian, utilisée avec autorisation.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Vous trouverez, en suivant ce lien, une émission de Canal Académie consacrée à Henri Rabaud et à son Mârouf, savetier du Caire, avec des extraits d’enregistrements historiques de l’œuvre (en particulier le magnifique Finale de l’acte III par Géori Boué en 1948).