Emmanuel Guibert lauréat du Grand Prix de la Critique / ACBD 2013

Par Manuel Picaud
Dimanche soir, l'Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée (ACBD) a annoncé le gagnant de la finale de son Grand Prix de la Critique. Le dernier tour aura été disputé entre cinq albums de haut niveau et valant tous le détour. Le lauréat Emmanuel Guibert l'emporte pour son dernier roman graphique L'Enfance d'Alan paru à L'Association. Mais c'est toute son œuvre qui est récompensée. Et l'auteur ne s'y trompe pas en adressant un mot très chaleureux de remerciement.
Rappelons que cette récompense très courue du 9e art vise à  « soutenir et mettre en valeur, dans un esprit de découverte, un livre de bande dessinée, publié en langue française, à forte exigence narrative et graphique, marquant par sa puissance, son originalité, la nouveauté de son propos ou des moyens que l’auteur y déploie. » Elle est décernée par l'association regroupant 67 journalistes et critiques de bande dessinée en langue française, dont trois participent au site Auracan.com et dont seulement 54 ont voté au dernier tour. Elle couvre la période de novembre 2011 à octobre 2012 au cours de laquelle 4062 BD nouvelles ont été publiées dans l’espace francophone européen (France, Belgique, Suisse). La sélection s'est déroulée en quatre étapes, un premier filtre aboutissant à une liste de 125 albums, un second filtre limitant cette liste à 15 albums, une discussion à bd BOUM de Blois la réduisant à 5 œuvres et enfin un vote électronique pour désigner le Grand Prix.

membres actifs de l'ACBD réunis à Blois © Laurent Mélikian / ACBD 2012



Le quintet de finalistes s'est avéré très homogène, représentatif et répondant bien aux critères énoncés ci-dessous. Leurs points communs sont aussi des histoires intimistes et personnelles, un style graphique élaboré très bien adapté au rythme de la narration et des récits complets à fort contenu plutôt dans le tragique.
Le Grand Prix a hésité en particulier avec le Printemps à Tchernobyl d'Emmanuel Lepage qui poursuit par cet album chez Futuropolis son témoignage sur la catastrophe nucléaire abordé avec les Dessin'Acteurs. Si le livre n'a peut-être pas la même force que Muchacho, il innove plus au plan graphique, surprend et met en évidence un grand auteur de bande dessinée qui sait faire passer ses émotions par le dessin et l'écriture. 
La belle surprise aura été aussi au Lombard l'épais roman graphique David, les Femmes et la Mort d'une auteure belge JudithVanistendael qui raconte les derniers moments de David atteint d'un cancer au stade terminal et articule le récit autour de trois femmes qui ont compté dans sa vie, Paula, Miriam, Tamar. Fuyant le ton tragique, elle signe une œuvre touchante alliant questionnement, amour et poésie, rythmant les ambiances par des aquarelles variées et des audaces de mise en page. Dans cette sélection finale figurait aussi un pavé de référence à faire réfléchir sur l'écologie, à savoir Saison brune de Philippe Squarzini publié chez Delcourt. Encore plus nettement dans cet album et utilisant beaucoup de références photographiques, l'auteur se met en scène pour rendre son véritable reportage en bande dessinée et livre les résultats d'une enquête sur six années. Saison brune brille par sa densité et sa pédagogie, mais aussi sa construction savante et aérée par des considérations personnelles et cinématographiques. Enfin, cette finale comprenait une valeur montante avec le premier album de En silence d'Audrey Spiry publié sous le label KSTR. Très joliment coloré, cet ouvrage onirique transmet l'influence d'une sortie canyoning pour la jeune héroïne transformée par le parcours sur l'eau qui fait surgir des angoisses intimes. L'auteure surprend par son traitement pictural spectaculaire aux couleurs explosives mêlant ellipses et hallucinations. Le Grand Prix de la Critique de l'ACBD pour 2013 revient donc à L'Enfance d'Alan. D'aucun s'étonneront de la récompense pour le préquel de la saga La Guerre d'Alan déjà largement saluée. Mais il faut bien avouer qu'Emmanuel Guibert suscite encore l'étonnement. Depuis sa rencontre, sur l’Île de Ré, d'Alan Ingram Cope, un GI de la Seconde Guerre mondiale resté en France depuis lors, il a choisi de raconter ses mémoires dans une veine remarquable à tout point de vue. Alors que son témoin est décédé à l'âge de 74 ans en 1999, il livre là une autre facette de celui qui était devenu son ami. Au travers du jeune Alan, il retrouve une Amérique oubliée, une Amérique de l'entre deux guerres. Usant de procédés graphiques et d'un découpage variés et novateurs, il offre un biographie des plus originales pleines de trouvailles et un texte joliment écrit. L'album répond bien en tous les points des critères du Grand Prix. Il était le favori et l'a logiquement emporté.

Emmanuel Guibert © Manuel Picaud

Peu après l'annonce de sa victoire, Emmanuel Guibert a tenu à exprimer son émotion : "votre prix me va droit au cœur, et comme c'est là qu'Alan habite depuis un peu plus de treize ans qu'il a quitté le séjour terrestre, il le reçoit très directement et s'en réjouit avec moi." Il faut dire que le communiqué officiel avait de quoi faire rougir puisqu'il confirmait "son rang de maître de la bande dessinée contemporaine". Ceux qui ont la chance de voir son exposition rétrospective à Blois ne pourront qu’acquiescer. S'il a gagné en notoriété internationale depuis la publication du Photographe dans la collection Aire Libre chez Dupuis et su profiter de collaborations fructueuses avec de nombreux grands de la bande dessinée, l'auteur de moins de 50 ans n'a pas attendu les années pour développer un art complet et varié que ce prix vient à juste titre aussi récompenser.