Car ils s'aimaient autant qu'au premier jour, ces deux époux arrivés ensemble aux limites de l'âge ; ils ne se querellaient jamais, et c'était touchant, en vérité, de voir les soins qu'ils avaient l'un pour l'autre.
La chambre qu'ils habitaient et qui servait tout à la fois de dortoir, de salle à manger, de salon et de cuisine, était plus que modeste.
L'été, ils partageaient cette chambre avec beaucoup de mouches, et, l'hiver, avec un petit chien, leur seul ami, leur seule distraction ; et encore fallait-il le nourrir, ce petit chien, quand ils avaient eux-mêmes si peu à manger ! De quoi vivaient-ils ?... Le mari tressait des paniers, la femme ravaudait des bas comme elle pouvait ; la vue baissait beaucoup depuis quelques mois, mais elle ne le disait pas, pour ne point inquiéter son mari.
De son côté, le pauvre vieux tremblait de plus en plus ; bientôt ses mains sans force ne pourraient qu'à grand'peine manier la paille et l'osier ; mais il taisait son angoisse, lui aussi, afin de ne pas tourmenter la chère vieille. Comment vivraient-ils, bientôt ?...
Et Dieu sait combien il fallait peu pour contenter ces pauvres estomacs de vieux ! De la soupe le matin, de la soupe le soir, et, les jours de fête, un petit hachis de boeuf pour les fortifier.
Quand Bernardin (le vieux) voulait faire une surprise à sa compagne, il lui apportait un petit quart de café, qu'elle partageait avec lui le dimanche sans en perdre une goutte.
Quand Bernardine (la vieille) voulait faire une surprise à son compagnon, elle mettait devant lui un petit paquet de tabac, et, à le regarder fumer béatement sa pipe, elle éprouvait autant de plaisir que lui.
Et si vous aviez vu comme leur petit logis était tenu proprement ! Tout brillait, depuis les carreaux jusqu'aux assiettes d'étain ; mais Bernardine était essoufflée quand elle avait frottée tout cela.
Son bonnet blanc demeurait toujours net, comme sa robe, d'indienne en été, de bure en hiver, et comme son tablier de toile.
Il en était de même pour Bernardin, dont la houppelande, si usée qu'elle fût, ne montrait pas de taches.
Ce soir-là, le 24 décembre, au dehors la neige et le vent semblaient en vouloir terriblement aux fidèles qui se rendaient à la messe de minuit ; aussi notre couple chancelant avait-il décidé de réciter le chapelet au coin du feu et de ne pas affronter la tourmente.
On avait mis une bûche dans l'âtre, pas bien grosse, et cependant la plus grosse de la petite provision... mais cette petite provision diminuait à vue d'oeil, et de temps à autre Bernardine jetait un regard furtif vers les morceaux de bois amoncelés dans un coin.
Cela ferait-il tout l'hiver ? Question poignante !
Le chapelet récité, avant de se coucher, frileux, sous le grand édredon de plumes recouvert de cotonnade rouge, les deux vieux époux se rappelaient leur jeunesse.
"Te souviens-tu de notre premier Noël, Bernardin ? Tu avais les cheveux noirs, alors, et tu étais bien le plus beau garçon qu'on pût voir !
- Et toi, Bernardine, ma bonne, étais-tu mignonne avec tes cheveux dorés et tes yeux rieurs ! Tu avais mis ton soulier,... un soulier pas si grand que ma main, dans la cheminée, ma chère, et le lendemain...
- Et le lendemain, quelle fut ma joie d'y trouver une belle robe pour les dimanches ! Le paquet n'entrait pas dans le soulier, mais il me fit joliment plaisir !
- Essaie un peu de mettre ce soir ton sabot dans l'âtre, Bernardine, ma bonne !
- Essaie un peu d'y mettre le tien, mon Bernardin !"
Et, riant tous deux et toussant un peu, justement parce qu'ils riaient, ils se levèrent pour se coucher.
Tout en rangeant une chaise par-ci, un panier inachevé par-là, la vieille femme répétait :
"Ah ! si le bon Jésus voulait nous envoyer seulement de quoi vivre sans souci du lendemain ! Ah ! si nous avions... cinquante francs par mois !
- Cinquante francs à dépenser douze fois par ans ? Tu n'y penses pas Bernardine ; mais ce serait la richesse, cela ! Ce serait avoir une vieillesse trop belle !"
Comme ils avaient tous les deux l'oreille un peu dure, ils parlaient fort ; je ne saurais vous dire si quelqu'un écoutait par le trou de la serrure, mais on entendit comme un bruit de pas au dehors.
"As-tu bien fermé la porte, au moins, Bernardin ?" dit la petite vieille en s'enfonçant sous les draps avec un léger frisson.
Bernardin haussa les épaules en se glissant à son tour sous les couvertures.
"Bah ! répondit-il, je ne me relève pas pour y aller voir ; il fait trop froid. Le loquet tient bond, pour ce qu'il y a à voler ici ! Et puis, la nuit de Noël tout le village est sur le pied."
Ils avaient mis tous les deux leur sabot dans l'âtre, les pauvres innocents. Vers minuit, toute grelottante, Bernardine se leva bien doucement et vint déposer dans celui de son mari un gros paquet de tabac qui pouvait bien peser une livre. Oui, une livre ! Et elle se recoucha, contente à l'idée du plaisir qu'aurait son Bernardin le lendemain.
Vers une heure, le vieux se leva tout doucement aussi et vint déposer, en claquant des dents, (les quelques dents qui lui restaient), un gros paquet de café tout frais moulu, dans le sabot de Bernardine ; il y en avait au moins une livre ; pour longtemps, alors !...
Et il se recoucha en se frottant les mains à l'idée de la surprise qu'éprouverait sa femme en allant à la cheminée.
Puis il s'endormit à son tour après deux ou trois quintes de toux.
Ah oui ! avec six cents francs de rent ce serait le paradis, mais, voilà, c'était un rêve impossible.
Et la vue de Bernardine baissait ! Et les doigts goutteux de Bernardin perdaient de plus en plus de leur élasticité.
Vers quatre heures du matin, alors que, les réveillons terminés, chacun s'endormait satisfait, le loquet de la porte de Bernardin et de Bernardine fut soulevé par une main discrète, la porte roula sans bruit sur ses gonds, et une ombre glissa dans la salle obscure, tâtonna un instant du côté de la cheminée, puis disparut comme était venue.
Qui cela pouvait-il être ?
Le petit Jésus, sans doute, ou bien un de ses anges.
Bernardin et Bernardine n'avaient rien entendu, bien abrités sous les rideaux clos. Nous le répétons, ils avaient l'oreille
Le lendemain matin, la tourmente avait cessé, la neige couvrait les chemins, les toits et les fenêtres, et le soleil brillait.
Un peu brisé comme le sont les vieillards au réveil, Bernardin alla à la cheminée pendant que Bernardine se disait en souriant avec malice :
"Il va trouver son tabac !"
Puis, sans attendre, comme il fallait aussi qu'elle se chaussât, elle se dirigea également vers l'âtre pour y chercher son sabot.
"Ah ! cette bonne Bernardine !...
- Ah ! ce bon Bernardin !..."
Puis, ce furent deux petits cris de plaisir et un double baiser échangé.
Un rouge-gorge qui les regardait derrière la vitre avait l'air de trouver cette scène bien jolie !
Mais voilà que du sabot de Bernardin tombe encore quelque chose : un papier plié en quatre, et le cher vieux, qui croit à une malice de sa femme, le déplie et le lit après avoir mis ses lunettes.
C'était un papier timbré qui contenait un acte de donation attribuant une rente de six cents francs au ménage Bernardin.
Les deux vieillards s'assirent, les jambes cassées par l'émotion. Ils ne comprenaient pas ce que cela voulait dire, et ils relisaient sans cesse ce papier.
Le notaire qui reçut leur visite le lendemain leur affirma que l'acte était bon et valable ; il leur avança même cinquante francs pour le premier mois. Bernardin et Bernardine croyaient rêver.
Le même soir, une voisine de notre heureux couple quitta le pays ; c'était une excellente veuve à laquelle Bernardine avait jadis rendu service ; elle venait d'hériter d'une grosse fortune qu'un oncle d'Amérique lui laissait (ça se rencontre encore quelquefois, ces oncles-là), et quand Bernardin et Bernardine lui annoncèrent leur aubaine en lui disant adieu, elle les félicita, mais ne parut pas très étonnée.
Roger DOMBRE