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Sultan et pharaon : islam, feuilletons et géopolitique (1/2)

Publié le 10 décembre 2012 par Gonzo

Sultan et pharaon : islam, feuilletons et géopolitique (1/2)

Dans notre série hebdomadaire, l’un des héros est un sultan, en l’occurrence le président turc Recep Tayyip Erdogan, surnommé depuis bien longtemps par les plus critiques de ses détracteurs « le dernier sultan » (une expression reprise également par Bachar el-Assad, bien revenu de son coup de foudre sur le Bosphore). Quant au pharaon, il s’agit bien entendu du dirigeant de l’autre grande puissance moyen-orientale, le président Morsi, qualifié de la sorte par ses opposants (El-Baradei en tête) depuis le 22 novembre dernier, après sa tentative de coup de force constitutionnel.

Mais il y a aussi dans cette histoire un vrai feuilleton, intitulé Le siècle magnifique en turc (Muhteşem Yüzyıl). Diffusée depuis 2011 et donc bientôt dans sa troisième saison, cette saga historique tirée de la vie du sultan Soliman Ier – aka Soliman le magnifique – fait désormais partie des très riches heures de la production télévisuelle turque. Exportée partout dans le monde, ses droits exclusifs pour la région arabe ont été acquis par Dubai TV, à la fin de l’année 2011. Une bonne affaire certainement, quel que soit le prix d’achat, car Le harem du sultan (son nom dans la version arabe) a redonné encore un peu plus de vigueur à la passion, qui ne se dément pas depuis ses débuts en 2006, pour les feuilletons turcs doublés en arabe (voir ces billets – 1 et 2 ; pour les arabophones, on recommande aussi cet article avec des chiffres intéressants dans Al-Akhbar).

Sur un fond d’intrigue historique, Le harem du sultan tourne surtout autour des intrigues… de palais ! Avec, dans le rôle de la première dame, Roxelane, une esclave ukrainienne (l’histoire réelle a soigné le casting) qui devient, après moult péripéties, la favorite du maître de l’Empire ottoman. En lieu et place des batailles viriles qui ont fait le succès d’Omar – production qataro-saoudienne dont on a déjà beaucoup parlé ici), cette nouvelle production surfe donc sur ce qui, de l’avis général, constitue le véritable atout des séries stambouliotes : la romansiyya, un je-ne-sais-quoi délicieusement romanesque, au goût de fruit défendu pour le public arabe. Enfin « presque défendu » puisqu’il est produit par les frères turques, musulmans eux aussi, dans ce pays moderne gouverné par l’AKP, le Parti pour la justice et le développement, considéré comme fort proche, idéologiquement, des Frères musulmans au pouvoir en Egypte (sous le nom du Parti de la justice et de la liberté).

Mais la « romance » n’excuse pas tout ! Toutes ces histoires de trahison (y compris conjugales), ces intrigues et ces « chicayas » (comme aiment à dire Jean-François Copé et d’autres politiciens de la droite française qui, pour une fois, apprécient ce qui vient de l’arabe, en l’occurrence un joli mot) offrent un modèle de vie décidément déplorable ! Le succès – notamment auprès des représentantes du sexe faible – des soap opera, même à la sauce turque, exaspère certains esprits conservateurs qui craignent que ces mauvais exemples, diffusés à longueur d’antenne, finissent par saper les vraies valeurs, à leurs yeux tout au moins, de la religion.

Sultan et pharaon : islam, feuilletons et géopolitique (1/2)
Est-ce le cas du président Erdogan ? A la surprise générale, une conférence de presse donnée à la fin du mois de novembre, en principe sur des questions de politique extérieure, s’est transformée en charge, menée tambour battant, contre le feuilleton phare de la production télévisuelle nationale. Rappelant que Soliman avait « passé trente ans de sa vie à dos de cheval et non dans des palais comme on nous le montre à la télé », il n’a pas hésité à maudire et à condamner « les réalisateurs de ces séries et les propriétaires de cette chaîne de télévision » car « ceux qui jouent avec les valeurs du peuple doivent recevoir une leçon ». Depuis, la Turkish Airlines ne diffuse plus pendant ses vols les épidodes de la série culte, tandis que des membres du parti au pouvoir se préparent à soumettre à l’Assemblée un projet de loi qui interdirait les productions se moquant de l’histoire et des traditions nationales !

En Turquie, on s’étonne – et on s’inquiète – de cette sortie qui oblige les milieux d’opposition à s’interroger sur les intentions réelles du pouvoir vis-à-vis de la liberté de création. Pourquoi une telle charge, aujourd’hui, trois ans après le début d’une série qui, de fait, suscite quelques grincements de dents auprès d’une fraction de la société mais qui soulève à l’évidence l’enthousiasme du public local et même international. De son côté, Abdurrahman Çelik, le directeur du département des droits de la Propriété intellectuelle au sein du ministère de la Culture, a fait savoir que « fin 2010, les séries télévisées ont rapporté [à la Turquie] 65 millions de dollars en revenus d’exportation », et que ce sont près de 90 millions de dollars qui sont espérés en 2012, grâce à ce feuilleton vu par quelque 150 millions de téléspectateurs au Moyen-Orient, dans les Balkans et dans les républiques turcophones de l’ancienne Union soviétique.

Dans le monde arabe, l’étrange comportement d’Erdogan n’a peut-être pas autant surpris, sans doute parce qu’on y est habitué à voir les autorités politiques porter un soin jaloux au contenu des programmes télévisés en général et des feuilletons en particulier. Pour le quotidien en ligne Elaph par exemple, la chose est assez simple. Le problème vient d’une question d’écriture : quand les spécialistes s’intéressent aux grandes lignes de l’Histoire (avec un grand H), les scénaristes des dramas si populaires s’intéressent, eux, aux petits détails qui font les bonnes histoires… Et du point de vue du président de l’AKP et de la Turquie, tellement convaincu de la haute destinée de sa nation, la mise en évidence, par une série très populaire, des petits dessous de l’Histoire, de ses ressorts parfois les plus intimes, ne peut être vécu que comme une menace, en tout cas comme un danger !

Reste à savoir comment Erdogan a pu prendre soudainement conscience des risques que cette lecture trop légère de l’histoire ottomane faisait peser sur son pays. Là encore, la presse arabe a la réponse ! Dans son édition de ce lundi, le quotidien Al-Hayat revient avec beaucoup d’à-propos politique sur toute cette affaire en titrant que «  Le harem du sultan a été victime des recommandations ‘à la frère musulman’ de Morsi à Erdogan » (حريم السلطان» ضحية وصايا مرسي «الإخوانية» لأردوغان). Si le président turc s’est brusquement converti ainsi à l’excommunication télévisuelle, c’est, selon « un proche collaborateur d’Erdogan », parce qu’il a trop écouté son homologue égyptien rencontré à l’occasion de la crise de Gaza ! Cette histoire de feuilleton turc met donc parfaitement en évidence une forte leçon de géopolitique : les (extrémistes) Frères musulmans égyptiens ne se calmeront pas grâce à leurs homologues turcs modernes et modérés, c’est l’inverse !

La leçon est donc claire pour les téléspectateurs arabes et musulmans – en espérant qu’ils soient aussi des lecteurs d’Al-Hayat : s’ils veulent continuer à dévorer des yeux le sultan, la sultane et leurs histoires de harem, il faut à tout prix faire barrage à pharaon !

La bande-annonce, en turc dans le texte (mais avec en fond sonore un des airs les plus célèbres du patrimoine musical arabe), en attendant la suite la semaine prochaine…


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