Pour des raisons dont on se serait bien passé, on retrouve les ouvrages de Fuentes et Bradbury en tête de gondole, ces jours-ci, chez nos libraires. Pour permettre au plus grand nombre de découvrir ces auteurs, le Bdb a fait son possible pour vous proposer deux de leurs ouvrages cette semaine. Il est un livre qui résiste au va et vient des sorties et de l’actualité. Un de ceux que j’ai pris en main plusieurs fois avant de le reposer sagement sur son rayonnage. Et puis la semaine dernière, ma commande n’étant pas arrivée, je me suis laissé tenté par son titre sibyllin. « Des fleurs pour Algernon », une jolie formule pleine de promesses.
L’avis de JB :
Au plus près du récit
Publié en 1959 et vendu, depuis, à plus de cinq millions d’exemplaires, « Des fleurs pour Algernon » est l’œuvre la plus connue de Daniel Keyes.
Edité tout d’abord sous la forme d’une nouvelle, l’ouvrage remporta le prix Hugo en 1960, puis le Nebula en 1966. Salué par les plus grands auteurs du genre (Isaac Asimov en tête), on classe volontiers l’ouvrage dans le genre « Science-fiction », bien qu’il n’en soit finalement que teinté.
Charlie est un jeune garçon handicapé mental qui travaille comme homme à tout faire dans une boulangerie. Entre ménages et petites tâches simples, il entretient une relation limitée mais plaisante avec ses collègues. Son travail terminé, il étudie dans une classe pour adultes sous la direction de Miss Alice, une charmante professeure. De leur côté, les Dr Strauss et Nemur sont à l’aube de valider une expérience médicale qui pourrait leur apporter gloire et reconnaissance sans précédent. Ils ont, en effet, réussi à décupler l’intelligence d’une souris, Algernon, par le biais d’une opération chirurgicale. Charlie sera leur premier cobaye humain, le patient zéro censé concrétiser leur succès auprès de la communauté scientifique.
C’est par le biais du journal intime de Charlie que nous suivrons cette improbable accession à l’intelligence. L’expérience est totale puisque ce point de vue en pleine mutation est notre unique fenêtre sur le monde du jeune homme. Cette progression, nous commençons par la lire, à mesure que le style, la langue et la grammaire évolue.
« Je m’apèle Charlie Gordon et je travail à la boulangerie Donner. Mr. Donner me donne 11 dolar par semène et du pain ou des gâteau si j’en veut. J’ai 32 ans et mon aniversère est le mois prochin. »
Des phrases courtes et truffées de fautes d’orthographes laissent bientôt la place à un phrasé plus étudié, plus sage et finalement plus indirecte. Simplet, Charlie raconte ce qu’il voit de manière tranchée, brute et factuelle, comme pour remplir un mémorandum. Il accumule les événements et les gens autour de quelques piliers récurrents (comme l’évocation de sa mère par exemple), sans les passer au tamis de l’introspection.
Charlie vit dans un monde autocentré, où tout est immédiat. Cette accession plus fine à ce qui l’entoure va s’avérer être à double tranchant.
En dehors des constats simples du type :
« Pourquoi n'ai-je jamais remarqué qu'Alice Kinnian était si jolie? Elle a des yeux marron très doux et des cheveux bruns qui retombent en boucles légères sur ses épaules. Quand elle sourit, ses lèvres pulpeuses semblent faire la moue. »
« Ce qui est étrange dans l'acquisition du savoir, c'est que plus j'avance, plus je me rends compte que je ne savais même pas que ce que je ne savais pas existait. »
Il se rend bientôt compte qu’il ne peut pas continuer à se cramponner à sa vie passée. Son travail est devenu beaucoup trop simple, ses amis le rejettent et son amour pour Alice est dévorant. Comme une éponge, il accumule les connaissances, après une multitude de langues et débats avec de grands scientifiques. De simplet, il est devenu surhomme, un individu que personne n’arrive à suivre.
« L'intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l'écroulement mental et moral, à la névrose et peut-être même à la psychose. Avant, ils riaient de moi, me méprisaient pour mon ignorance et ma lenteur d'esprit, maintenant ils me haïssent pour mon savoir et ma facilité de compréhension. »
« Mais avec la liberté naissait un chagrin. Je désirais l'aimer [et] fonder un foyer.
Maintenant c'est impossible. Je suis aussi loin d'Alice avec mon Q.I. de 185, que je l'étais quand j'avais un Q.I. de 70. Et cette fois-ci, nous le savons tous les deux. »
Le quatorzième coup de minuit
Cette ébullition intellectuelle va aussi lui permettre de se replonger dans ses souvenirs d’enfance. De ce remémorer cette mère tyrannique qui n’a jamais admis avoir mis au monde un attardé mental. De son père bienveillant mais trop faible pour tenir tête à sa femme. Une tragédie familiale finalement assez proche de celle magnifiquement écrite par Ian Queffelec dans ses noces barbares. Une auto-psychanalyse qu’aucune intelligence ne peut appréhender, que la rigueur du calcul ne peut pas assimiler. Des parents qu’il cherchera à revoir, pour comprendre, pour rationaliser, avant de comprendre que parfois il n’y a pas de règles derrière les comportements humains.
Puis c’est le choc. Le processus semble réversible. La souris Algernon est en train de régresser et de tomber dans un mutisme béat. Charlie s’imagine condamné à redevenir celui qu’il a finalement toujours été. Ironiquement coupé d’un monde qu’il n’a finalement jamais mieux compris, il se lance à corps perdu dans la recherche d’un antidote. Avec l’intelligence vient la peur de l’échec, et il a désormais peur de redevenir celui qu’il aperçoit parfois dans le reflet d’une vitre : le simplet. Son combat, il le mène aussi auprès de ses « géniteurs » et de la communauté scientifique. Quelque soit son QI, il a toujours été une personne pensante.
Vient le temps de l’acceptation devant l’inéluctable.
« Quoiqu'il m'arrive, j'aurai vécu des milliers de vies par ce que j'aurai pu apporter à d'autres qui ne sont pas encore nés. »
« C'est le déclin. J'ai des envies de suicide pour en finir avec tout maintenant que j'ai encore le contrôle de moi-même et conscience du monde qui m'entoure. Mais alors, je pense à Charlie qui attend à la fenêtre. Je n'ai pas le droit de lui enlever sa vie, je ne l'ai qu'empruntée pour un moment et maintenant, je dois la lui rendre »
Charlie se dit qu’il retrouvera la considération d’Alice, l’attention de ses anciens « amis » et peut être même son travail à la boulangerie.
« Quand j'étais arriéré, j'avais des tas d'amis. Maintenant, je n'en ai pas un. »
Cette prise de conscience part d’un constat très pénible. Il est difficile lorsque l’on est trop intelligent de combler un manque affectif qui ne tient pas compte de son QI. Plus il redevient bête plus il est entouré. Et ce constat est terrible, mais ignoblement vrai.
Une recette parfaitement maitrisée
J’ai déjà fait part de mon affection pour les romans épistolaires. Ici, difficile de ne pas parler de réussite tant ce genre sert à merveille le récit. Il y a un vrai travail littéraire de fait pour accompagner l’évolution du QI et de la personnalité de Charlie. Tout en touché, Keynes a su trouver le ton juste pour raconter son histoire. L’exercice n’était pas facile, tant il est aisé de tomber dans le pathos dès lors que l’on choisit un thème aussi sensible. Rapport à l’amitié, traumatisme de l’enfance, découverte de l’amour, autant d’éléments qui tombent trop fort, trop vite dans la vie de Charlie. Armé de sa seule intelligence, il concentre la prise de conscience d’une vie en l’espace de quelques mois.
J’aime ce format de roman, autour des 200 pages. C’est pour moi le format quasi-idéal en science-fiction dès lors que l’on souhaite raconter un one-shoot. Je vous le disais en introduction, le terme « SF » ne tient finalement qu’à la capacité à décupler l’intelligence d’une souris puis d’un être humain. Ne vous attendez donc pas à des vaisseaux spatiaux, des races humanoïdes télépathes et de long voyages dans l’espace. L’ouvrage est plutôt à ranger dans la catégorie des « Auprès de moi toujours ».
A lire ou pas ?
Absolument. « Des fleurs pour Algernon » est un court roman terriblement humain et poignant. Servi par un très bon travail littéraire, construit dans un écrin épistolaire bâti pour lui, difficile de ne pas tomber sous la charme de la production de Keynes. Chercheur en psychologie, celui-ci aurait pu tomber dans le travers du parler « technique ». Au lieu de cela, il laisse le lecteur trouver sa place, se contentant d’écrire sans éduquer. Un très agréable moment, vous l’aurez compris, que je ne peux que vous conseiller…
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