Pour l’une des rares fois de l’histoire du blog, c’est JB qui croule en ce moment sous les obligations personnelles et professionnelles, avec pour conséquence un certain ralentissement dans son rythme effréné de lecture et donc de publications de chroniques sur le BdB. Qu’à cela ne tienne, selon la règle tacite qui nous lie, je prends la relève et lève haut le flambeau de la double critique hebdomadaire. Mais quel flambeau ? C’est la question que je me posais ce matin avant que mon regard ne tombe sur un petit bijou de poésie acquis presque par hasard le week-end dernier.Entre le beau livre illustré, le livre pour enfants, et la bande dessinée, Bestiaire mérite en effet un détour. Sa publication par une minuscule maison d’édition (je crois que l’on pourrait même dire microscopique à ce stade), en faisant de plus l’une de ces découvertes secrètes et pour ainsi dire privées que l’on prend plaisir à partager… et presque à promouvoir.
L’avis d’Emmanuel
Haïkus, poèmes et poésies
Je ne peux lire une poésie, sans me trouver malgré moi transporté sur les bancs de l’école, ou plus exactement debout sur une petite estrade de bois, un tableau noir pour toile de fond, et pour panorama une myriade de petites bouilles attentives au premier plan desquelles me dévisage une vieille trogne méfiante. Et pourtant je ne suis pas bien vieux. Il y a en fait, je crois, dans ces enchaînements de vers rimés et musicaux, qui parlent d’amitié, d’amour, de voyage, ou mieux encore, d’animaux, quelque chose d’éternel, capable de rivaliser avec les meilleures madeleines proustiennes en même temps que toutes les premières gorgées de bière du monde.Pourtant, on ne peut guère dire que les poésies soient à la mode. Un peu simplettes, indéniablement ringardes et souvent niaises, on leur préfère volontiers les Poèmes, plus adultes et présentables, parés de leurs pompeux alexandrins et de leurs rimes léonines. Ou alors sont-elles contraintes de s’écarter sur le passage des sibyllins Haïkus, scintillant d’exotisme, diaboliquement musicaux mais si abscons qu’ils semblent parfois ne pas avoir été traduits de leur japonais originel… Quelle place leur reste-t-il ?Heureusement, les vieilles maîtresses leur restent fidèles. Les vieilles maîtresses et la RATP qui affiche depuis 1992 les vers de grands poètes dans le métro parisien et organise régulièrement un concours de poésies ouvert à tous. Les vieilles maîtresses, la RATP, et quelques plumes « militantes » comme celle d’Eric Wantiez.
Saute, saute, sauterelle,Car c'est aujourd'hui jeudi.Je sauterai, nous dit-elle,Du lundi au samedi.Saute, saute, sauterelle,A travers tout le quartier.Sautez donc, mademoiselle,Puisque c'est votre métier.Robert Desnos
Confidentiel
Bestiaire est effectivement un recueil de poésies comme on n'en fait plus, qui a été publié il y a quelques semaines seulement par les éditions Comme un orange, petite maison associative basée à Angoulême, qui s’est spécialisée dans la littérature pour jeunes et très jeunes, a adopté une charte « solidaire, équitable et militante » et vend principalement par correspondance. A la plume, Eric Wantiez, qui semble également être le moteur de la maison d’édition, autodidacte et touche à tout un peu foutraque, qui s’est précédemment illustré dans le roman graphique pour la jeunesse (Pierre et Lou), mais aussi (d’après les courtes biographies trouvées sur internet) l’écriture de dialogues pour la télévision ou les jeux vidéos. Pour l’avoir rencontré en signature lors de l’acquisition du recueil, un poète dans l’âme, qui lutte de longues minutes pour vous composer une dédicace en acrostiche, et prend plaisir à raconter des histoires, comme celle de chacun des poèmes qui composent l’ouvrage, qu’il narre en annexe, additionnée d’informations concernant l’illustrateur. Car Bestiaire est aussi la rencontre de plusieurs univers : celui de l’auteur d’une part, commun à toutes les poésies, et donc fil conducteur de l’ouvrage, et celui de chacun des illustrateurs, principalement issus du monde de la bande dessinée et du livre pour enfant. Le résultat est saisissant : les artistes graphiques ayant pu choisir « leur poésie », chacun se l'est véritablement approprié, pour non seulement l’illustrer, mais bien plus encore la prolonger, la magnifier et lui donner un surcroit de profondeur. Chaque texte ayant été intégré à l’illustration qui lui fait face, parfois de manière très intéressante. Si bien que je me demande finalement si les versions « graphiques » ne se seraient pas suffies à elles-mêmes. Un avis qui a du être partagé à un moment ou à un autre du processus créatif car les illustrations sont disponibles sous la forme de sérigraphies d’art en tirage limité que les amateurs pourront éventuellement acquérir sur le site de l’association Les mains sales (dont la démarche est également tout à fait intéressante).
Du nid à la tanière
Les douze poésies illustrées que contient Bestiaire (+4 non illustrées) ont donc ce petit goût suranné des poésies de Prévert, Desnos ou encore Eluard que l’on récitait à sa maman en entortillant ses mains derrière son dos par un beau dimanche de mai. Pourtant, elles forment un ensemble étonnement cohérent qui incite à la rêverie et à l’évasion, en partie du fait d’une forme, 6 petits vers rimés ou libres, et d’une thématique, animalière, communes. Tout ceci malgré une agréable variété dans les procédés d’écriture, les angles d’attaque et les références dont celles faites à certains des poètes que je citais plus haut, sont clairement revendiquées par l’auteur. On entend le vol silencieux de la chouette effraie et l’on croit apercevoir l’écureuil dans le coin de son champ de vision en un éclair roux fugitif avant de voire perler la rosée sur la toile de l’araignée. Et une fois la lecture finie, on relit tout haut, bien que tout seul, pour le simple plaisir de faire sonner les mots, comme si l’univers qu’ils contiennent pouvait ainsi plus facilement se matérialiser. Avant de chercher dans son entourage à quel enfant on pourrait bien donner telle ou telle à apprendre pour le simple plaisir de l’entendre récitée d’une petite voix hésitante.
Le chant d'un oiseau blesséC'est le seul oiseau du villageEt c'est le seul chat du villageQui l'a à moitié dévoréEt l'oiseau cesse de chanterLe chat cesse de ronronnerEt de se lécher le museauEt le village fait à l'oiseauDe merveilleuses funéraillesEt le chat qui est invitéMarche derrière le petit cercueil de pailleOù l'oiseau mort est allongéPorté par une petite fille Qui n'arrête pas de pleurerSi j'avais su que cela te fasse tant de peineLui dit le chatJe l'aurais mangé tout entierEt puis je t'aurais racontéQue je l'avais vu s'envolerS'envoler jusqu'au bout du mondeLà-bas où c'est tellement loinQue jamais on en revientTu aurais eu moins de chagrinSimplement de la tristesse et des regrets
Il ne faut jamais faire les choses à moitié.Jacques Prévert
Bestiaire est de ces livres offerts par le hasard qu’on prend d’autant plus de plaisir à savourer et que l’on aime à partager avec le plus grand nombre. En l’occurrence, ce partage ne peut-être que profitable à un ouvrage dont la diffusion « naturelle » ne pourra être que minimaliste. Vous ne trouverez pas en effet le traditionnel lien Amazon au bas de la présente page. Mais que se passe-t-il ? Vous palissez ? Je vous ai donné envie…Alors rassurez-vous, il vous suffit pour vous en procurer un exemplaire de vous rendre sur le site de l’éditeur et de remplir un bon de commande…