L'avis d'Emmanuel
Avoir du styleIl y a des écrivains qui ont leur style, une patte reconnaissable par l'amateur parmi mille textes sans risque de se tromper. Cela vient parfois de la langue, comme chez Queneau ou Vian, du rythme comme chez Camus, de la trame narrative comme chez Pynchon, ou de l'ambiance comme chez Borges ou Garcia Marquez. Et il y a les auteurs qui ont du style, parce que leur écriture est remarquable pour ses qualités intrinsèques, qu'il s'agisse de son pouvoir d'évocation (Cossery, Bernanos), de sa poésie (Rilke), ou encore de sa richesse (Gracq découvert récemment). Et puis il y a ceux qui conjuguent les deux. Sandor Marai est indéniablement de ceux-là. D'une simplicité et d'une mesure exemplaires, sa prose émerveille autant par son équilibre et sa justesse que, bien souvent, par sa beauté. Brillante dans les descriptions de lieux et d'ambiances, c'est dans la peinture des âmes et des émotions qui les étreignent qu'elle se révèle incomparable. Et c'est bien là la grande force de l'auteur Hongrois. Car la pertinence de son ton, qui touche le lecteur au plus profond de lui-même, doit beaucoup plus à la palette extraordinaire de nuances qu'il a su se créer pour dépeindre les tourments de l'âme humaine qu'à la mise en scène, encore une fois bien simple, qu'il en fait. La qualité de la traduction mérite dans ce contexte d'être soulignée car elle n'altère en rien les qualités littéraires de l’œuvre (ou si elle le fait, c'est trop peu pour que cela soit perceptible pour le lecteur non averti). Et l'on déplore trop souvent les traductions malheureuses pour ne pas rendre les honneurs qu'elles méritent à celles dont la qualité est remarquable.
« Tu n'ignores pas qu'il y a deux façons de regarder les choses, soit avec des yeux qui découvrent ce qu'ils aperçoivent, soit avec des yeux qui prennent congé. »Étude sur l'amitiéHenri et Conrad se sont connu à l'école militaire alors qu'ils n'avaient que dix ans. Différents en tout, de l'origine sociale à l'aspect physique en passant par les centres d'intérêts et les aspirations personnelles et donc en quelques sortes complémentaires, ils sont aussitôt devenu inséparables. Leur jeunesse durant, malgré les différences qui n'ont jamais cessé de se creuser, leur amitié ne s'est démentie à aucun moment. Ils ont connu ensemble Vienne la magnifique au tournant du XIXe siècle, leurs premiers pas en société, les premiers émois amoureux... Puis Henri, le général, a épousé la jeune Christine et avec qui il s'est installé dans le château familial. Conrad est demeuré à proximité... Jusqu'à ce jour, alors qu'ils avaient une quarantaine d'années, où Conrad disparut. Christine morte peu de temps après, le général est resté seul à attendre le retour de son ami, avec la certitude qu'il se produirait un jour. Ce qu'il fera effectivement quarante et un an plus tard, alors que les amis d'antan sont tous deux devenus de vieux messieurs, qui ont vécu la moitié de leur vie loin l'un de l'autre. Débute alors une conversation qui retracera l'histoire d'une nation, celle de deux hommes, d'une femme, d'amours déçues et surtout celle d'une amitié trahie...
« Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n'est pas le désintéressement qui n'attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l'autre et qui réclame d'autant moins qu'il donne d'avantage. Lorsque l'on fait don de ce bien suprême qu'un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la confiance absolue et passionnée, et lorsqu'on doit constater que l'on n'est payé que d'infidélité et de bassesse... a-t-on le droit d'être blessé et de crier vengeance ? »Je rêve de devenir un personnage de Marai...Le problème qui se pose à moi maintenant, c'est d'arriver à dire tout ce qui m'a touché, ému et transporté dans ce roman sans révéler la teneur de cette conversation qui en fait toute la profondeur et la beauté. Je me contenterai donc de généralités. Comme L'Héritage d'Esther, Les Braises fait peser sur le cœur du lecteur ce que la littérature peine le plus souvent à ne serait-ce que lui faire approcher : l'écoulement du temps et tout le poids que ces années qui passent dépose sur les épaules de ceux qui vieillissent. Les passions d'antan continuent pourtant de couver sous la cendre épaisse de l'âge ; car les blessures à l'âme, les plaies de cœur et les trahisons de l'esprit ne semblent jamais devoir cicatriser. Malgré cela, Conrad et Henri ne s'emporteront jamais. Endurcis par les épreuves, ils ont comme digéré cette incohérence de leur histoire qui a bouleversé leur vie et foré un ulcère brûlant dans l'antre de leur estomac avec lequel ils ont appris à vivre. Ils souffrent pleinement leurs passions, mais savent les modérer, restant mesurés et raisonnables. Et parviennent ainsi à faire naître dans le cœur du lecteur en totale empathie de la douleur, de la colère et de la sensation de trahison qu'ils ressentent, une admiration sans limite.
« Il est là ce vieil arbre. Il continue à vivre avec vigueur et ne s'interroge pas sur le but de son existence. Quel pourrait être ce but ? A mon avis, aucun. Apparemment la vie n'a pas d'autre but que de se continuer jusqu'à l'extrême limite de ses possibilités. »A lire ou pas ?Bien sûr. A l'image de L'Héritage d'Esther, Les Braises est un roman d'ambiance et de sentiments dans lequel les personnages traversent de ces épreuves psychologiques et morales universelles qui manqueront difficilement de toucher le lecteur. La pudeur et la mesure avec lesquels Marai les traite, totalement à contre-courant du sentimentalisme exacerbé contemporain, en révèle l'essence tout en faisant de ceux qui les vivent des sortes d' héroïques icônes humanistes. Et c'est merveilleux.
« La force de la nature humaine est de ne pouvoir subsister sans obtenir de réponse à la question qui lui paraît la plus importante. »Quelques liens pour prolonger cette chronique :
- la page Wikipédia consacrée à Sandor Marai, tout à fait éclairante sur son oeuvre à mon sens
- deux jolies critiques des Braises sur d'autres blogs littéraires : Plaisir à Cultiver et Calou, l'ivre de lecture
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