Une nuit d’avril, peu après minuit, débute… « Les mots de minuit ». Philipe Lefait caresse sa barbe de trois semaines ou joue avec ses lunettes qu’on en vient à considérer inutiles. Il est tard, le rythme est lent, intimiste. Dan Fante est venu ce soir présenter « Dommages collatéraux », un ouvrage sur la dynastie Fante dont il se fait l’héritier. L’homme ressemble un peu à un mélange de gangster anglais et de pirate, front plissé, petites lunettes rondes et dentition périmée. Comme son illustre père, il écrit. D’abord de la poésie ou du théâtre pour faire celui qui n’y touche pas. Et puis finalement des romans autobiographiques, et cet ouvrage sur la famille Fante. Il parle de sa vie rongée par les excès et le mal-être, de l’écrasante figure paternelle et de dieu, de manière soudainement plus apaisée. Après le rejet vient sans doute le temps de l’acceptation puis de l’adhésion. Il sera écrivain comme son père, que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui, dans le cadre de l’erratique mais toujours agréable « livre du mois ».
Livre du mois : Triple lecture - JB, Emmanuel et Samia
L’avis de JB :
Entre Mano Solo et IrvingLa carrière de John Fante aura été à l’image de sa vie qu’il a si souvent écrite, un éternel tour de manège à sensation. L’alcool, les femmes, le jeu s’entremêlent avec le succès, la misère et la maladie. Aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands écrivains américains du siècle dernier, il doit en partie son renouveau de notoriété à Charles Bukowski, qui le citera volontiers comme l’un de ses maitres, avant d’être lui-même cité en exemple par Dan, fils de.Court roman publié en 1939, « Demande à la poussière » est le second tome d’un cycle de quatre ouvrages autobiographiques qu’achève « Rêves de Bunker Hill », en 1982. Ayant quitté son Colorado natal, Arturo Bandini, alter-ego de l’auteur, décide de s’installer à Los Angeles pour vivre de sa plume. Il occupe donc ses journées entre tentative d’écriture, partie de billard ou flirt avec une jeune serveuse mexicaine, Camilla, sa « princesse » maya. Parce qu’il a un but, devenir un écrivain célèbre, un nom dont on se souviendra. Le peu d’argent que ses modestes travaux lui rapportent est consommé en quelques jours. Bandini mène la grande vie, bois du champagne et laisse de généreux pourboires, avant de, quelques jours plus tard, compter ses derniers cents pour s’acheter un sac d’oranges. Sa vie n’a de goût que dans l’excès, des meilleurs restaurants aux bouges de seconde zone, il n’y a pas de juste milieu. Il voudrait hurler son talent à la face du monde, il est un grand écrivain, il le sait. Qu’importe s’il doit encore emprunter de l’argent à sa mère, trouver une excuse pour ses loyers en retard ou rêver à un verre de lait. Et puis il y a Camilla, qui ne veut pas de lui et qui profite, un peu. Un jeu truqué de la séduction s’installe, Bandini le superbe macho accepte tout par amour. Y compris de la voir devenir folle pour un autre, ou le drainer d’une bonne partie de son argent. Entre chaque looping, Bandini hurle son talent à la face du monde :« Los Angeles, donne-toi un peu à moi ! Los Angeles, vient à moi comme je suis venu à toi, les pieds sur tes rues, ma jolie ville je t’ai tant aimée, triste fleur dans le sable, ma jolie ville. »
« Descends de là-haut, Dieu, descends voir un peu que je t'écrase la gueule sur toute la ville de Los Angeles, pour toutes ces sales crasses pas pardonnables. »
« Don't try » (épitaphe Charles Bukowsky)Dans cette tourmente binaire richesse/pauvreté et bonheur/malheur, il entretient un personnage de dandy qui ne le trompe même pas lui-même. Il range soigneusement ses costumes, les renouvelle à chaque rentrée d’argent, laisse des pourboires mirobolants avant d’errer quelques heures plus tard dans les rues à la recherche d’un point de chute. Bandini est ce mauvais jumeau d’un Gatsby ou le bon d’un Bukowsky, tourmenté dans sa solitude tout autant qu’une sorte de clochard céleste viscéralement attaché à la rue à la manière du Caballero de Paris. Instable, fantasque, dépressif, l’alcoolisme en moins de son géniteur, Bandini se mutile à la recherche d’un cap, d’un succès ou d’un but. « Tu te dis que ceux qui te détestaient là-bas dans le Colorado ne te détesteront plus si tu écris ce livre. T’es un lâche, Bandini, un traître à ton âme, un menteur dégonflé devant ton christ en larmes. C’est pour ça que tu écris, et c’est pour ça qu’il serait nettement préférable que tu crèves. »Dans son sillage il emmène une petite troupe d’anti-héros qui lui ressemble, enfermés dans leurs problèmes et la misère de leur quotidien. Son voisin alcoolique, par exemple, que Bandini a en affection malgré ses dettes, sans doute parce que Fante voit en ce personnage sa propre catharsis alcoolisée. Et bien sûr Camilla, l’amour de son année, incohérente, amoureuse, folle et disparue.Fante a construit la ville autour de ses personnages, comme un gigantesque terrain de jeu déserté ou tout n’est que rouille et manèges oubliés. Ils ont la ville, la rue dans la peau, ses contours flous et mouvants, ses cafés impersonnels et son whisky coupé à l’eau. La misère a ses habitudes auxquelles les personnages ne dérogeront pas, paradoxalement ce goudron semblant être leur seul repère.
Comme une évidenceJ’ai tout de suite accroché à celui que Télérama fige dans «la lignée de Faulkner, et avant Charles Bukowski ou Jim Harrison »Bukowski qui signe la préface de l’édition disait : «...Un jour, j'ai attrapé un livre, je l'ai ouvert et c'était ça. Je restai planté un moment en le lisant, comme un homme qui a trouvé de l'or à la décharge publique. »Et dans un sens, je comprends cette affirmation. Je l’ai beaucoup lu plus jeune, et il y a évidemment beaucoup plus à retenir que le personnage d’ivrogne qu’il incarne dans ce livre ou à la vie. Fante va simplement plus loin dans son ouvrage, il fait du Bukowski diffèrent et quelque part plus complet. Il donne des décharges d’émotions brutes qui électrifient le lecteur. Son héros et son style survitaminé dépassent le côté clochard nonchalant à plaindre de Bukowski. Bandini est aimé autant que plaint, là où son homologue écrit et vit une expérience totale, sa pierre tombale en ligne de mire. Bukowski donne moins mais est peut être finalement plus honnête que Fante qui qualifie lui-même son ouvrage de « semi-autobiographique ». Il y a une fulgurance, une énergie à peine dissimulée dans le style de Fante. On est dans l’émotion, le présent, l’action même immobile. Ça bouge, ça tangue, courte accalmie avant la tempête. J’ai presque envie de dire que ça swingue, un peu comme une partition romancée à la Vian. Chaque écart, ou divagation, est maitrisé et nous ramène inlassablement à la trame de l’ouvrage. Un récit qui fait bloc, sans moment ennuyeux, sans longueur annonciatrice de dommages. L’écriture saccade, syncope parfois mais ça n’est que pour mieux plonger. Au descriptif, au quotidien épuré de toutes tournures trop alambiquées succèdent parfois des moments de grande littérature, définitifs et marquants : « Assassin ou barman, barman ou écrivain, qu'importe : son sort était le sort de tous, sa fin ma fin ; et ce soir dans cette cité de fenêtres éteintes il s'en trouvait des millions comme lui et comme moi, aussi impossibles à différencier que des brins d'herbe mourante. C'était déjà assez dur comme ça de vivre, mais mourir c'était la tâche suprême. Et Sammy allait bientôt mourir. »
A lire ou pas ?« Demande à la poussière » est un Grand ouvrage qui mérite absolument quelques heures de votre planning littéraire. Accessible, terriblement fort et attachant, il restera comme l’une de mes grandes découvertes de 2012. Courez l’acheter, je crois que j’ai tout dit.
PS : Deux liens pour ceux qui souhaiteraient aller plus loin :
http://www.lemouv.fr/diffusion-grandir-avec-bukowski-faulkner-et-fante
http://www.youtube.com/watch?v=KhI_qqFBEhM
Et une intéressante critique du temps où Agoravox était un beau projet :
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/extraits-d-ouvrages/article/john-fante-demande-a-la-poussiere-56184
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L’avis de Samia :John Fante... Il y a peu encore, la seule chose que m’évoquait ce nom était les « conseils de lecture » et autres « les clients ayant acheté cet article ont également acheté… » lors d’achats erratiques sur de célèbres librairies en ligne. Je me souviens avoir été à plusieurs reprises intriguée par la 1èrede couverture de « Demande à la Poussière ». Intriguée, curieuse, mais malheureusement pas encore suffisamment intéressée pour sauter le pas et faire connaissance avec cet auteur. Non, ça, c’est venu plus tard dans une librairie en trois dimensions dans laquelle « Le Vin de la Jeunesse » trônait sur une étagère, l’air de s’ennuyer à cent sous de l’heure avec un Frank O. Howard en couverture qui, de sa pose nonchalante dans sa belle tenue des Dodgers, semblait me lancer un appel silencieux. Il ne m’en fallait pas plus pour me laisser tenter. Après cela, ce fut au tour de « Mon Chien Stupide », puis, toujours partante pour continuer à faire connaissance avec cet auteur, voilà que le BdB propose d’envoyer le fameux « Demande à la Poussière » à celui ou celle qui accepterait d’en faire la critique. Ni une ni deux, je me suis mise sur les rangs et peu de temps après, je recevais ce livre. C’était parti pour une troisième rencontre avec cet écrivain... et quelle rencontre.
Une écriture au couteauDès les premières lignes, avant même de savoir ce que l’histoire nous réserve ou de quoi ce livre va nous parler, on est frappé (à double titre) par l’écriture, son style et son urgence« Un soir je suis assis sur le lit de ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. »Le ton est donné, à l’urgence du départ (éventuel) de l’hôtel se mêle l’urgence de l’écriture de Fante qui jusqu’à la dernière page, ne se démentira pas. Âpre, brûlante, impérieuse, elle fleure bon le jus de tripes. Pas le temps pour des tournures de phrases intello-académiciennes, pas l’intérêt non plus, John Fante n’est pas là pour nous conter fleurette, ce n’est pas un ménestrel, c’est un chirurgien, il méprise le psaltérionpour le scalpel, il incise avec acuité, avec lucidité, il tranche dans le vif, il nous interpelle, nous réveille – particulièrement en ces temps de rentrée littéraire ou (honte à moi je vais généraliser, c’est mal, oui je sais, réduisons cela alors à tout ce qui est (sur)taxé de best-seller avant même d’être sorti de chez l’imprimeur) tout m’a semblé bien fade, déjà vu, déjà lu, déjà oublié. À peine le temps de faire connaissance avec Arturo Bandini, personnage central du livre, qu’on est entraîné dans son sillage, dans son impatience, dans son extrémisme. On se retrouve à tellement aimer ça qu’on en redemande sans hésitation de cette écriture qui résonne en nous, trouve un écho, nous secoue... Merveilleuse sensation, n’est-ce pas là le plus beau cadeau que peut nous faire un écrivain ?Fante, avec « Demande à la Poussière » prend le pari d’arriver à mêler écriture brutale et sensibilité, à les marier et à les faire cohabiter avec génie. Pari réussi, ô combien. Même si ce style tendu comme une corde à linge pourrait à première vue passer pour familier voire pire, grossier (et pour le coup devenir assez vite lassant) ne vous y fiez pas, il n’en est rien. Chaque mot est travaillé, ciselé avec exactitude et cadré au millimètre pour produire le maximum d’effet. Fante fait preuve d’un talent de diamantaire parfaitement maîtrisé de bout en bout.
Arturo Fante se met en scèneAvec ce style si particulier, John Fante ne se contente pas de nous raconter l’histoire d’Arturo Bandini, il est Arturo Bandini, un garçon plein de paradoxes et d’émotions à fleur de peau, pressé de vivre, pressé d’aimer « J’ai 20 ans, j’ai l’âge de raison, j’ai le droit d’aller écumer les rues en bas pour me chercher une femme »Cette phrase tirée du début du livre résume à elle seule ce que ce personnage haut en couleurs voudrait, aimerait pouvoir faire s’il ne trouvait pas inlassablement sur son chemin cette sacro-sainte religion catholique que sa si chère Mama lui a inculqué et dont il n’arrive pas à s’émanciper tout à fait. Alors il approche des femmes, s’imagine des relations qu’il n’aura jamais, finissant toujours par battre en retraite quand les choses deviennent trop sérieuses. Comment faire pour se débarrasser de ces encombrantes chaînes ? Arturo a un truc : il fantasme son avenir ! Il sera un grand écrivain. Un grand ? Non, le plusgrand, ce qui le mettra à même de pouvoir épouser une belle, riche et blonde américaine. À travers cette obsession, Fante injecte dans les veines de son personnage ce qu’il considère alors comme ses deux raisons de vivre : la littérature et les femmes. « Ses cheveux coulaient sur l’oreiller comme une bouteille d’encre renversée » C’est ainsi qu’Arturo Bandini, à l’instar de son géniteur d’auteur, décide un beau jour de quitter son Colorado natal, de tout plaquer pour partir vivre à Los Angeles, la ville où tout arrive même aux pauvres fils d’immigrés italiens comme lui. D’ailleurs à L.A il fera oublier ces pondéreuses racines, là-bas, il sera un américain pur et dur !Un programme parfait et dont l’esquisse se profile sûrement puisqu’il compte déjà à son actif « Le Petit chien qui riait », une nouvelle exempte de toute ingérence canine publiée dans une revue d’importance. Un clin d’œil explicite à H.L Mencken, écrivain et rédacteur en chef de « The American Mercury », revue à laquelle Fante doit ses premières publications. Arturo Bandini est donc sur le bon chemin mais il faut réitérer l’exploit s’il veut se faire un nom et pour écrire, écrire la vie, écrire les sentiments, écrire les hommes, il doit trouver la matière que le manque d’expérience dû à son jeune âge ne lui fournit pas. Très bien, il ira au-devant de la vie s’il ne s’agit que de ça, et c’est là qu’il prendra conscience qu’il est facile de venir s’installer dans un bouge miteux de Los Angeles – et ils sont nombreux à tenter leur chance en cette période de Grande Dépression aux Etats-Unis mais bien rares sont ceux qui décrochent leur billet pour la gloire. Pour tous ces sans noms, ces oubliés du rêve américain, Los Angeles, Mecque de la célébrité et du cinéma se transforme vite en Tartare poussiéreux. La poussière... John Fante en parle jusque dans son titre car ici ce n’est pas juste un phénomène dû au sable venant de la proche côte pacifique, non, ça devient un personnage à part entière qui ne laisse jamais en paix la plèbe de la Cité des Anges et Bandini n’y échappe pas. Collant à ses habits, à ses cheveux, à sa peau, elle l’accompagne dans tous les bas fonds où il se rend, même au café minable dans lequel travaille cette serveuse qui lui fait un tel effet qu’il préfère l’insulter que de s’avouer cette attirance (ce sera l’occasion de scènes joliment cocasses entres ces deux personnages, chacun n’ayant rien à envier au panache de l’autre). Cette Camilla, elle n’est pas vraiment la blonde qu’il espère, bon sang non, elle n’est même pas américaine. Malgré tout il en tombe amoureux et encore plus éperdument quand il apprend qu’elle aime ailleurs, ce qui donnera lieu à une fin de livre troublante et mémorable.
A lire ou pas ?Bon Dieu oui ! Oui il faut le lire parce que quand bien même tout le monde ne se laisserait pas emporter par l’ivresse de l’écriture ou de l’histoire (ou les deux), il est impossible de se targuer d’une quelconque connaissance de la littérature américaine si on est passé à côté de Fante. Souvent reconnu comme le père spirituel d’écrivains comme Kerouac ou Burroughs pour ne citer qu’eux, il n’a peut-être pas exactement donné le coup d’envoi à la Beat Generation mais il est évident qu’il y a largement participé ; à cet égard, la moindre des choses est qu’on se penche un peu sur son œuvre en général et sur ce livre, souvent considéré comme son chef-d’œuvre, en particulier. Oui il faut le lire si vous aimez Salinger parce qu’Arturo Bandini, c’est Holden Caulfield qui aurait grandi. Et enfin, oui il faut le lire parce que, pour paraphraser ce qu’écrit Bukowski dans la préface éclairée qu’il nous livre, Arturo Bandini c’est lui, c’est moi, c’est vous et si vous doutez encore... demandez à la poussière.
Revenir au début L'avis d'Emmanuel :
Un difficile aveu…
Alors que les deux co-lecteurs de ce livre du mois ont depuis longtemps mis le point final à la critique qu’ils en ont faite, je traine, depuis plusieurs semaines déjà, les pieds pour écrire la mienne. J’ai pourtant achevé la lecture de Demande à la Poussière dans les temps, probablement le premier. Si je ne peux invoquer cette excuse, il me serait au moins possible de m’abriter derrière un temps libre insuffisant (à l’habitude) pour justifier auprès des internautes impatients que vous êtes, mon inadmissible défaillance. Mais ce serait user de faux-fuyants quelque peu malhonnêtes. Car la raison de ma réticence est tout à la fois limpide et inavouable : je n’ai pas beaucoup apprécié le roman de John Fante, et n’aurais donc, spontanément, pas envie d’en dire grand-chose. Un détail qui ne me pose habituellement guère de problème me rétorquerez-vous ? Et vous aurez raison. Habituellement (même si, quelle que soit la circonstance, les critiques tièdes sont définitivement les plus difficiles à rédiger). Mais la situation est quelque peu différente, cette fois. Car au vue des échos que j’ai reçus des deux lectures qui feront face à la mienne, j’ai un rôle à tenir. Celui, délicat, du détracteur d’un roman qui jouit d’un large a priori favorable dans l’opinion générale, face à deux critiques encenseuses…
… que ne ferait pas Arturo Bandini
Car Arturo se foutrait bien de ce genre de choses. Pertinence du propos, justesse de l’évaluation, mesure dans la critique, quelle idée. Arturo pondrait un brûlot, peut-être inspiré, et serait immédiatement convaincu que celui-ci changerait à jamais la vision que le monde a de Demande à la Poussière, et accessoirement, que dis-je accessoirement, et surtout, de lui, le grand, le beau, l’excellent Arturo Bandini. Lui qui ne connait rien à la vie, mais pourtant se sait supérieur à tous. Lui qui passe son temps à se lamenter sur sa personne sans jamais même approcher le début d’une réflexion construite, et en tire pourtant des vérités universelles sur la nature humaine. Lui qui, finalement, pourrait constituer l’archetype du looser génial, que l’on rêverait tous d’être. Que nous ne pouvons qu’aspirer, tous et toutes, à être : un homme sans foi ni loi, sans éthique personnelle, porté par ses instincts, ballotté par le destin, qui lui distribue au hasard de ses éternuements, chagrins et réussites.
Anti-héros me dira-t-on. Alter-ego de l’auteur. Icône de son époque. Tout ce que vous voudrez. Mais rien n’excusera le fait que j’aie, dés les premiers mots du livre, détesté le personnage principal de Demande à la poussière. Une antipathie qui, au fil des pages, a progressivement enflé, telle une flaque d’hydrocarbures à la surface de la mer, pour englober tant l’humanité dépeinte par Fante que les intentions qu’il met dans cette description.
Mais je ne suis pas Arturo Bandini…
Relisant le paragraphe ci-dessus, et m’imaginant ne pas en être l’auteur, je me vois tout à fait jeter à la face de celui qui l’aurait écrit un « réac » bien visqueux et définitif. Hors s’il est vrai que ma réaction a d’abord été purement épidermique, une récente discussion avec JB m’a permis d’effectuer un travail introspectif et de digérer mon aversion afin d’en identifier les fondements. Car un lecteur fidèle et avisé du BdB (s’il en existe, faites nous signe, cela nous ravira) pourrait s’étonner à ce stade de sa lecture (il s’agirait aussi d’un lecteur courageux car ma critique est la troisième, et les deux premières ne sont pas vraiment brèves) de l’inversion des rôles entre JB et moi par comparaison à la critique que nous avions faite du Loup des Steppes. Après tout, Harry Haller et Arturo Bandini ont plus d’un point commun : marginaux, désocialisés, en difficultés avec la gente féminine, des prétentions intellectuelles… Pourtant, les deux personnages, et surtout les deux romans, prennent à mon sens des partis diamétralement opposés. Quand Harry et Herman sont presque paralysés par leur besoin d’introspection, Arturo et John, eux, ne jurent que par l’action. Et alors que Haller et Hesse portent un regard critique, pour ne pas dire sceptique sur la société face à laquelle ils sont en butte, Bandini et Fante lui ouvrent grand les bras et s’y abandonnent totalement. Une preuve de plus finalement, si cela était nécessaire, que je suis beaucoup plus auteurs européens fin de siècle qu’écrivain américains à tendance contemporaine (Fante étant indéniablement pour moi le père –ou au moins un parent- des Auster, des Roth et peut-être des Pynchon qui font le délice des amateurs).
A lire ou pas ?
Si l’objectif est intellectuel, c'est-à-dire si vous souhaitez vous faire un avis sur un roman considéré actuellement par beaucoup comme un grand parmi les grands, nos avis contradictoires resteront insuffisants. Il faudra vous faire le vôtre propre en appréciant la plume de Fante (dont je n’ai pas parlé, et qu’il faut saluer) et en affrontant l’insupportable et oisif Bandini (car j’ai également omis de mentionner qu’il ne se passe vraiment pas grand-chose d’intéressant dans la vie d’Arturo). Si l’objectif est de passer un bon moment, ou pire encore, de chercher à « grandir » (intellectuellement, psychologiquement, philosophiquement…), passez votre chemin. Car il n’y a dans ce roman, comme dans le cœur de son héros, que la poussière du désert.
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