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Action et mouvement

Publié le 03 avril 2008 par Jean Etienne Joullié

Crédit photo: Donnaphoto / FlickR

L’échec des psychologues à parvenir à des lois psychologiques universelles ou à faire des découvertes importantes a stimulé une série de recherches inspirées du rejet de la réduction des actions humaines à des éléments discrets, comme les traits de personnalité, les besoins psychologiques ou les motivations. Ceux qui défendent cette perspective considèrent que l’échec évoqué ci-dessus est du au fait qu’en travaillant à partir d’éléments discrets de la personnalité, les psychologues ont ignoré le fait que les actions des individus sont le résultat de leur perception du monde. Puisque l’action est guidée par la perception et que les choix en découlent, la psychologie ne pourra réussir qu’en prenant en compte la perception, de la part des êtres humains, de formes et de séquences au sein de leur environnement.

Pour les psychologues de l’action, le comportement n’est ni l’unité de base de la personnalité, ni le moyen exclusif de mesurer celle-ci. Bien que les actions des autres puissent être interprétées de bien des manières différentes, c’est la signification, en tant que cause ou répétition mais attachée à l’action humaine, qui doit être étudiée.

Lorsque dans le langage ordinaire on utilise les termes ‘action’ et ‘mouvement’ à propos d’êtres vivants, une distinction importante doit être maintenue entre leur signification et l’importance de cette distinction qui va au-delà de l’usage quotidien des termes. ‘Mouvement’ est un terme extrêmement général qui peut s’appliquer non seulement aux êtres vivants mais aussi au comportement d’objets inanimés. ‘Action’, par contre, a une définition primaire claire. Prenons une déclaration dans laquelle des termes d’action et de mouvement sont employés, par exemple : ‘Sartre fit un mouvement comme s’il voulait prendre sa pipe’. Ici l’observateur déclare que la personne a fait un geste qui peut être interprété comme le début d’une action qui serait complète si cette personne prenait effectivement sa pipe. Si cette déclaration est contestée, l’observateur admettra sans doute qu’il ne peut être certain de la fin exacte des mouvements, mais qu’il les a perçus comme s’ils étaient organisés de telle manière que la prise de la pipe constituait une inférence raisonnable. La forme de la phrase laisse de plus comprendre que Sartre a changé d’avis avant de saisir sa pipe, car s’il n’avait pas fait ceci le mot mouvement n’aurait pas été utilisé. L’observateur aurait dans ce cas simplement dit que Sartre avait pris sa pipe.

On peut voir avec cet exemple que si on observe une forme d’organisation dans ce qui est fait et en inférons un effet particulier comme étant la culmination ou la fin d’une forme d’activité, on parlera alors d’une action. Si on dit ‘il a pris sa pipe’, on signifie qu’il n’existe aucun doute quant à l’effet de l’organisation observée ; ceci reste le cas même si l’effet supposé ne se produit pas, comme lorsque l’on ajoute ‘mais Simone la saisit avant qu’il ne puisse le faire’. Il n’est pas nécessaire que l’effet soit observé, ou même qu’il se produise ; tout ce qui est requis est une inférence forte de la part de l’observateur que l’organisation de l’activité observée était telle que l’effet allait être produit.

Si l’on tourne maintenant son attention vers les cas pour lesquels l’observateur classifie ce qui s’est produit comme mouvement et non pas action, on trouve des déclarations du type ‘il s’agita dans son sommeil’ ou encore ‘il sursauta lorsque la porte se ferma brusquement’. Ici celui qui rapporte les événements laisse entendre que l’activité n’est pas organisée de manière à produire un effet particulier, bien qu’un effet puisse suivre dans les faits, et cette implication est également une inférence de la part de l’observateur. On pout donc supposer que la distinction entre action et mouvement commence par l’observation d’une personne par une autre, complétée par une inférence se rapportant à l’observation qui est faite.

Il émerge de ce qui précède que l’observateur fait différentes inférences dans les deux cas ; s’il utilise un ou des termes d’action, il laisse comprendre que forme et intention sont décelables dans l’activité qu’il observe ; si l’observateur utilise des termes de mouvement, il fait comprendre que forme ou intention sont absentes ou ne sont pas pertinentes.

Il reste d’autres cas pour lesquels l’observateur a quelques difficultés à faire la bonne inférence ou souhaite en fait s’abstenir de faire une inférence. Si l’observateur rapporte ces simples mots : ‘il fit un mouvement’, il est alors impossible de décider s’il a pensé que le mouvement était volontaire ou involontaire, et celui qui reçoit ce message devra sans doute faire appel au contexte pour trouver des indices supplémentaires. Si par ailleurs l’observateur rapporte : ‘il fit un geste’, l’implication la plus probable est que le ‘geste’ en question était volontaire.

Très peu de confusion résulte de l’utilisation de ces termes dans la vie de tous les jours, car à chaque fois le contexte permet de comprendre ce qui se passe. Si le contexte ne suffit pas, la personne qui parle peu être interrogée, mais en général notre préférence est pour un langage d’action plus que pour un langage de mouvement. C’est lorsque le concept de mouvement est séparé du contexte que la confusion est probable, car le mot peut être utilisé de deux manières : lorsque l’observateur se retient de faire une inférence et lorsque il nie cette inférence. Beaucoup repose sur cette distinction et il est utile d’essayer de la clarifier.

Les quelques exemples ou cas ci-dessus pour lesquels l’observateur a nié l’inférence à partir des effets dans ce qu’il a vu étaient : ‘s’agiter dans son sommeil’ ou ‘sursauter lorsqu’une porte claque’ sont des comportements réflexes, c'est-à-dire des mouvements involontaires. Dans ce qui suit, le mot ‘mouvement’ sera entre guillemets simples pour signifier que ce terme est une unité d’analyse moins adéquate lorsqu’un langage en termes d’action est possible ; un ‘mouvement’ est une portion identifiable d’une suite d’activités qui forment une action.

Une action est alors une série de ‘mouvements’ dans laquelle l’observateur décèle une forme. De cette forme, comme évoqué ci-dessus, cet observateur peut imaginer un effet particulier, généralement la fin ou le but de la forme qu’il observe. L’élément observable est un déplacement, plus ou moins continu, dans lequel l’observateur détecte un ordre et ajoute cette inférence à partir de son effet qui est généralement confirmée en observant comment l’acteur termine son activité. On peut donc dire qu’une action est une série de ‘mouvements’ liés par une relation qui leur donne une forme reconnue (et nommée) à partir de son effet. Cette propriété d’être un tout, fait d’unité liée par une relation, est ce qui définit une Gestalt. Les psychologues Gestaltistes remirent en question la pratique, répandue au sein des premiers expérimentateurs, qui consiste à supposer que les sujets dans le laboratoire percevaient simplement des ‘stimuli’, ou fragments séparés, et arguèrent que la perception de nombreuses formes ou répétitions est immédiate, c'est-à-dire que les sujets ne doivent pas percevoir d’abord des fragments et ensuite les assembler. La forme d’un carré peut servir d’exemple : ici les unités sont les lignes et les relations sont les égalités entre les côtés et les angles droits entre ces côtés. La figure est reconnue immédiatement. De telles figures peuvent devenir des unités dans les Gestalts plus grandes, comme lorsque des carrés sont utilisés pour construire des figures géométriques plus importantes, ou, s’ils sont tous de la même taille, pour mesurer des surfaces.

Avant de discuter d’avantage les propriétés des Gestalts, il faut reconsidérer si un ‘mouvement’ peut être identifié indépendamment d’une action. Existe-t-il quoique ce soit dans le flot d’une activité au sujet duquel il serait possible de dire : ‘ceci est un mouvement ?’. Peut-on dire quand un mouvement se termine et un autre commence ? Dans la plupart des cas on ne le peut pas, car l’activité est un flot continu, un peu comme une bonne histoire, qui ne se termine que lorsqu’un effet quelconque est réalisé. L’acteur peut aussi marquer une pause, se répéter ou modifier la séquence et isoler les activités entre ces sections n’aidera pas non plus à identifier un ‘mouvement’, car elles sont des actions aussi bien que des mouvements. Que se passe-t-il si Sartre joue au jeu des ‘statues’ et arrête la musique de telle manière à ce qu’il s’immobilise un pied en l’air ? Son dernier déplacement est-il un ‘mouvement’ pur et simple ? Oui et non : un observateur pourra probablement argumenter, et à juste titre, que ce qu’il voit est une action incomplète qui aurait du se prolonger par un pas de complet de Sartre. Mais une second observateur pourra tout aussi bien dire : ‘regardez attentivement le mouvement et l’articulation de la cheville ; le pauvre Sartre présente les signes de la goutte’, ce à quoi le premier observateur pourra répondre que lever son pied est une action en soi, son effet étant de permettre à Sartre de le rabaisser devant lui et ainsi de faire un pas en avant, mais ceci ne change rien à la perception des événements de la part du second observateur, car la manière avec laquelle il observe la scène vient de son intérêt pour la mécanique humaine. Pour le premier observateur, le déplacement de Sartre est un ‘mouvement’ et ceci pour des raisons parfaitement valables ; pour le second observateur, il s’agit d’une action, et pour des raisons également valables.

L’observateur de l’exemple ci-dessus n’est pas la seule personne intéressée par les ‘mouvements’. L’entraîneur sportif et de nombreux types d’instructeurs souhaitent voir leurs élèves tenir l’équipement de la bonne manière, placer leur corps correctement, bien frapper la balle et ainsi de suite. C’est leur métier de décomposer une action complète en fragments et telle façon à pouvoir expliquer à leurs élèves ce qui doit être fait pour améliorer leur action. Chaque entraîneur se focalise sur les points où l’enchaînement avec le ‘mouvement’ suivant n’est pas bon et en fin de compte sur le dernier, celui que décrit ci-dessus comme l’effet recherché par l’action. Le formateur en compétences physiques a un intérêt légitime aussi bien dans les ‘mouvements’ que dans l’action, car probablement il aura des élèves qui peuvent réaliser tous les ‘mouvements’ mais ayant des difficultés à fournir l’élément organisationnel qui les lie en une action, ainsi que d’autres élèves qui ne peuvent produire l’action car un des ‘mouvements’ requis est rendu difficile par les limites physiques de l’individu.

Tout ceci signifie que l’on peut analyser toute activité soit en termes d’action ou de ‘mouvements’ suivant son choix. Utiliser des termes de ‘mouvement’ implique que l’on s’intéresse principalement aux aspects mécaniques ou physiques des événements alors que des termes d’action impliquent un intérêt dans le processus psychologique structurant l’organisation des mêmes événements.

Pour rendre les choses encore plus compliquées, l’échelle à laquelle on analyse le flot d’activité est variable. Lorsqu’on spécifie un effet, comme par exemple lorsqu’on nomme une action, on affirme qu’une inférence à un niveau particulier est justifiée et toutes les inférences de niveau inférieur y sont absorbées et n’ont pas à être mentionnées. Lorsqu’on déclare par exemple ‘il marcha jusqu’à la porte’, tous les autres événements sont relégués au rang de ‘mouvement’. Il n’est pas besoin de les élever au statut d’action un par un comme lorsque l’on dit : ‘il fit un pas avec son pied droit, puis un autre avec son pied gauche’. En sélectionnant une inférence d’un certain niveau, on affirme que les effets réalisés pour parvenir à l’effet nommé sont secondaires au niveau d’analyse, d’explication ou de prédiction sur lequel le narrateur s’engage. Par conséquent, les inférences concernant les effets vers lesquels tendent les fragments qui composent cet effet supérieur sont omises.

Une action est une Gestalt et l’aspect essentiel d’une Gestalt est la relation entre les unités qui la compose et pas la taille ou l’échelle des unités en elle-même. Ainsi les ‘mouvements’ qui composent une action n’ont pas de taille ou de durée déterminée et même ne peuvent en avoir si l’on parle d’action de différents degrés de complexité. Dans un contexte on dira ‘il marcha jusqu’à la porte’ et dans un autre (alors que la personne observée fait exactement les mêmes mouvements), on dira ‘il alla en ville’ et cette différence légitime de niveau d’inférence de la part de l’observateur exclu toute suggestion que la perception d’une action dépend de l’observation d’unités identifiables indépendamment et appelées ‘mouvements’ de nature prédéfinie. Les ‘mouvements’ qui composent une action ne sont d’aucune nature prédéfinie ; lorsqu’il est utilisé dans ce contexte, le mot ‘mouvement’ désigne simplement un segment dans le flot d’activités qui forme une action. De tels segments peuvent être infiniment variés car ils peuvent être choisis arbitrairement. Aucune unité fixe ne peut être découverte. De plus, aucun segment ne peut être décrit comme ‘mouvement’ de manière non équivoque car chaque segment d’action possède son propre effet et est capable d’être décrit comme une action au travers de sa contribution à l’effet final qui a permis d’identifier l’action globale. Ces actions secondaires peuvent être considérées, pour des raisons pratiques, comme des ‘mouvements’, uniquement car faire la description ou la liste de leurs effets serait superflu.

Il est inhabituel de faire attention à tous les ‘mouvements’ qui forment une forme reconnaissable d’action, mais cette règle connaît quelques exceptions. Lorsque l’on souhaite suspendre le jugement quant à l’effet d’une série d’actions, on emploie le terme ‘mouvements’. Le détective fait état des ‘mouvements’ du suspect, l’éclaireur rapporte les ‘mouvements’ de l’ennemi, même lorsque dans ces deux cas les ‘mouvements’ décrits se révèlent être des actions en elles-mêmes. L’implication qu’il existe un objectif à découvrir lorsque ces ‘mouvements’ sont vus comme dans leur ensemble explique leur relégation délibérée au rang de ‘mouvement’.

Lorsque l’on parle en termes de ‘mouvements’ comme étant l’unité à partir de laquelle une action est formée, on ne se réfère par conséquent pas à une classe d’objets qui serait identifiable indépendamment. C’est simplement une manière pratique de désigner toutes les activités qui sont secondaires au niveau de description souhaité. Cette utilisation du mot ‘mouvement’ est distincte des cas pour lesquels l’inférence à propos de l’effet recherché est niée, comme dans les cas des réflexes.

Il est impossible de terminer une discussion à propos de la relation entre action et mouvement sans mentionner le cas des actions sans déplacement, car rien ne met autant à jour la différence entre les deux notions. Ne rien faire est perçu comme une action dans les circonstances où la personne aurait pu faire quelque chose mais a choisi de ne pas le faire. Ainsi un soldat qui désobéi à l’ordre d’attaquer l’ennemi sera jugé comme ayant agi contrairement à la discipline militaire. Ne pas bouger ne signifie pas nécessairement être inactif.

(d’après R. Spillane)


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