Quel parcours, signalé par Eric Brogniet dans quelques pages de préface, que
cet itinéraire poétique de ce poète, né
dans le Borinage en 1937 et aujourd’hui, enfin,
publié chez l’éditeur de Châtelineau, après tant de plaquettes
autopubliées !
Emprisonné pour objection de conscience (délictueuse en 1955 !), très tôt
marqué au fer rouge de la protestation contre le silice dévastateur des mines,
où plusieurs de ses proches et lui-même ont œuvré, marginalisé dans ce climat
des années soixante (les grandes grèves), ancré jusqu’à plus soif dans la
littérature de langue allemande qu’il traduit à tour de bras pour ses Editions
Orbes (Hölderlin, Heine, Trakl, Loerke…), creusant les sillons d’une foi
ardente et à la fois très difficile à vivre au quotidien, blessé par la vie (un
frère très tôt placé), Jacques Demaude, dès 1954, écrit une poésie fervente,
exigeante, nourrie des textes sacrés et de ses expériences.
Le présent volume recueille cinquante-huit années de production poétique, non
une œuvre complète, mais sept ouvrages, dont les titres offrent nombre de
réseaux essentiels des significations de l’œuvre : « La Vermine et la
Gloire », comme « Entre le naître et le mourir » ou « La
lumière attendait devant nous », entre autres, donnent ouverture à une
réflexion incessante sur les brûlures de l’existence, élevant sa propre
condition de meurtri mortel à l’aune de celle de tout un chacun, vérifiable,
exposé, décrit au plus nu des images et des formes : la langue, ici, multiplie
les mots doubles, les traits d’union métaphoriques, les termes sans jeu de mot
d’une liaison subtile entre ce qu’il faut dire et ce qu’il s’agit de transcrire
sans user la signifiance, sans ménager un discours qui ne serait que tiède ou
correct. La langue martèle, s’ellipse, creuse, nomme et les mots ont ce mal
qu’ils dénoncent. Ça brûle. L’ardence nombre de fois exaltée est un lieu
d’extrême solitude, qu’il faut consigner comme un constat implacable de soi à
soi, de soi à l’autre.
Dès le titre, poète inconvenant, puisque renverser le sens au détour d’une
expression cent fois exploitée dit assez l’intérêt que l’auteur porte à son
regard neuf : c’est le jour qu’il faut réveiller de la torpeur, du
convenu, de l’accepté-trop-facilement des choses-là, qui s’imposent, c’est la
voix du poème qui doit gonfler de justesse et de vérité pour nommer le réel, le
mal, la houille qui se glisse dans le poumon du vivant, la chair blessée…
Notre destin s’allume aux bûchers du
carnage.
La mort, en nous vivra : le sang ronge nos cœurs ! (p.47)
Sous la bannière de Rilke, Holan, le poète place sa poésie à l’entre-deux des
sens accordés par les artistes et penseurs et réactivés par lui-même dans une
lecture neuve de son « chant ». Qu’il « chante à l’ange »
(titre d’une des sept sections), à la vie, quoique si souvent éprouvée, broyée,
noircie, il y a là nécessité et profession de foi artistique. Le poème est
redevance lyrique maîtrisée dans l’assaut des vérités à nouer à ses vers.
Il plonge dans l’œuvre d’art pour humer « l’abîme » et relayer la
souffrance en la niant par ces mots, ces injonctions, ces constats nerveux, ces
majuscules que donne « La présence ouvrageant la pierre » (p.246)
Partout, le vers « brûle », urgence et vérité.
Partout, énoncer impose ses vertus :
Récuse ta béance. Abrège les rumeurs
transcendant l’épine au sépulcre.
N’impose pas le revenant
qui froissait un frisson de l’Insondable. (p.262)
Le poète interroge, noue les questions, les pose à la trame de son
ouvrage : Ciel-violence/ pour
l’océan/ es-tu naufrage, / péril des vents ? (p.279), et nous enjoint
à traquer, de manière neuve, l’immensité d’un réel que la langue happe sans
toujours se l’approprier.
Un beau livre.
[Philippe Leuckx ]
Jacques Demaude, Réveiller l’aurore, Le Taillis pré, 2012, 304 p., 20€.