“La crise de 2008 est le symptôme d’une mutation maléfique du capitalisme depuis la chute du communisme qui entraîne irrésistiblement vers le gouffre des inégalités, de la stagnation et du chômage l’ensemble des sociétés occidentales.” Ce diagnostic on ne peut plus sombre n’est pas posé par Jean-Luc Mélenchon mais par l’entrepreneur Henri de Bodinat dans un essai aussi incisif que percutant (*). Pour se faire comprendre, le cofondateur d’Actuel et de Radio Nova, aujourd’hui à la tête d’un fonds d’investissement, puise dans le registre biblique pour décliner les sept maux qui font “courir le capitalisme à sa perte”. Surplombé par la cupidité, “la mère de toutes les plaies”, cet inventaire pointe au premier chef “l’infection” du système par le lobbying de grandes entreprises en quête de surprofits et qui mine profondément nos régimes politiques. Or en se concentrant dans les mains des groupes de pression financiers, ce mal atteint des proportions jamais atteintes.
“L’interpénétration de la finance avec le pouvoir est quasiment totale. Les mesures ne se prennent plus dans le sens de l’intérêt général mais au bénéfice de la seule préservation des intérêts bancaires”, dénonce Henri de Bodinat qui appelle à couper d’urgence ce lien pour “sauver” le capitalisme. (*) A lire : Les Sept Plaies du capitalisme par Henri de Bodinat – éditions Léo Scheer.
La crise est, comme la fièvre du malade, le symptôme des dévoiements du système capitaliste. Avant 2008, les dirigeants et les organisations internationales ne voulaient pas voir ces dérives sur le mode du “tout va très bien Madame la Marquise”, en dépit des signaux d’alerte comme le gonflement hors de proportion des profits de la sphère financière. Aujourd’hui pour traiter le mal, on pratique cette même méthode Coué en refusant de s’attaquer aux causes profondes ou en refusant de prendre les remèdes radicaux pourtant inévitables, comme par exemple à mes yeux la sortie de l’euro pour les pays européens les plus mal en point. On persévère dans le déni. Alors que nous sommes dans bon nombre de cas à la limite du point de rupture, en particulier dans les sociétés qui connaissent une proportion de jeunes au chômage insupportable. Le risque est de connaître des crises de plus en plus violentes allant jusqu’à des révolutions comme en 1789 ou 1917.
A biens des égards, la situation actuelle rappelle celle de la fin de l’Empire romain au III-IVe siècle après JC, quand une caste richissime côtoyait une plèbe désargentée. Une polarisation si forte qu’elle allait conduire à l’écroulement de l’Empire. Ce type de clivage ne concerne pas que les pays occidentaux puisqu’on retrouve ces inégalités aussi bien en Chine, en Inde et au Brésil. Ces pays – surtout la Chine – ont embrayé sur la voie du capitalisme en exacerbant toutes ses dérives.
La cupidité, mère de toutes les plaies
Il n’y a pas de cause unique à la dérive du système mais une série de facteurs cumulatifs s’interpénétrant les uns les autres. C’est toutefois la cupidité qui, en mettant l’argent au premier rang des valeurs, est à la base de tous les dérèglements. Ce qui prime c’est de gagner, de maximiser leurs gains. La valeur des individus se mesure à l’aune exclusive de leur réussite monétaire. L’avidité a certes toujours existé mais désormais elle est générale – même les adolescents avec leur culte des marques y succombent à leur manière ! La cupidité atteint un degré paroxystique aujourd’hui. Ce n’est pas la société de consommation, mais la société de la consommation ostentatoire, la société du bling bling.
Les entreprises n’hésitent pas un dixième de seconde à supprimer des emplois pour gagner un pourcentage même infime de rentabilité. Toutes les autres valeurs s’effacent derrière celle du profit maximum. L’évolution du système donne raison aux prophéties les plus sombres de Karl Marx. La hiérarchie des salaires dans les grandes entreprises est passée de 1 à 200 à 300 alors qu’elle n’était que de 1 à 20 il y a à peine quatre décennies sans que personne n’y trouve rien à redire. De telles évolutions ainsi que les plaintes des contribuables surtaxés les plus aisés, souvent complaisamment relayées, montrent une perte incroyable du sens commun. Et sur cette échelle dévoyée des valeurs, il n’est pas étonnant que les footballeurs surpayés et les gagnants du super loto deviennent de véritables héros. Le problème de la cupidité, c’est qu’elle donne le primat au court terme : on veut de l’argent tout de suite et le dépenser tout aussi vite.
Résultat : le système est dominé par les impulsions immédiates. Dans une vision de long terme, la volonté de gagner de l’argent n’est pas malsaine. Le profit à long terme est au contraire un très bon guide. Le patron d’Apple, Steve Jobs, ne raisonnait pas à court terme : il cherchait la perfection de ses produits et n’hésitait pas à retarder de six mois la sortie d’un appareil pour l’atteindre. Une démarche gagnante.
L’infection du lobbying
Le lobbying qui organise la défense des intérêts des sociétés et de leurs actionnaires au détriment de l’intérêt général est une plaie du capitalisme. S’il se déploie aux Etats-Unis comme nulle part ailleurs – les entreprises n’hésitent pas à donner de l’argent aux candidats ou à leurs… adversaires -, le lobbying n’en est pas moins très actif en France, même s’il emprunte des voies plus subtiles. Les dirigeants des grandes entreprises françaises ont un accès au pouvoir qui est très fort et l’interpénétration entre le ministère des Finances et les directions des grandes banques françaises est quasiment totale. Résultat ? Les mesures ne se prennent plus dans le sens de l’intérêt général mais au bénéfice de la préservation des intérêts bancaires.
Un problème criant en France mais qui existe aussi à l’échelon européen où les dirigeants des autorités monétaires ont de par leur parcours des accointances certaines avec les milieux financiers. Le fait que Mario Draghi ait travaillé un temps pour Goldman Sachs n’a rien d’anecdotique. Qui va profiter des rachats de titres publics annoncés récemment par la Banque centrale européenne ? Les banques mais pas les populations. Et pourquoi refuse-t-on d’envisager une sortie de la Grèce de l’euro si ce n’est pour préserver les intérêts des banques étrangères engagées sur ce pays en leur évitant un défaut ? On trouve trace de la puissance des lobbies en France dans la manière avec laquelle certaines entreprises, par exemple les sociétés d’autoroutes, parviennent à négocier avec l’Etat leurs tarifs à l’avantage de leurs actionnaires et non de leurs clients. L’obstruction à l’introduction des “class actions” ou à la reconnaissance de la faillite personnelle – deux mécanismes qui permettraient sans nul doute de rééquilibrer les relations entre les sociétés et les consommateurs, et de pousser à une meilleure qualité des services ou des produits – sont deux autres illustrations de ce pouvoir des lobbies.
Le virus de la rente
La rente qui agit comme un virus dans l’économie a des conséquences désastreuses pour l’économie. Les sociétés rentières, c’est- à-dire non soumises à la concurrence, fournissent en général des produits ou des services de moindre qualité à des prix supérieurs. Un tel comportement s’assimile à un impôt prélevé sur l’économie. Il a pour effet d’augmenter les coûts et de diminuer la productivité du système. La rente diminue le pouvoir d’achat des ménages et la rentabilité des autres entreprises. C’est donc un facteur de frein à l’économie. Or les rentiers font naturellement tout pour écarter l’arrivée des concurrents car ces derniers, en faisant mieux et moins cher, feraient éclater la réalité de leur médiocrité.
Cette obstruction se fait en général avec la complicité des salariés de ces sociétés, car ces derniers en tirent aussi des bénéfices. L’ultralibéralisme, contrairement à ce que l’on croit, ne prône pas la concurrence, il appuie la rente. D’où une forme de collusion entre les entreprises rentières et les Etats. Pendant l’administration républicaine de George W Bush, les autorités de la concurrence se sont montrées incroyablement passives et neutres sous le prétexte qu’il fallait laisser les champions nationaux se développer.
La peste de la surpromesse
Autre plaie du capitalisme, la surpromesse qui confine souvent à la tromperie et au mensonge. L’industrie pharmaceutique en est assurément le plus bel exemple. Les majors du secteur ont mis au point, via des centres de recherche et le recours à des experts, tout un système visant à accréditer le bien-fondé thérapeutique des nouvelles molécules sans apporter la preuve que ces dernières fournissent de réels progrès. Résultat : une surconsommation médicale. Il ne fait aucun doute qu’une fraction non négligeable des dépenses de santé – qui atteignent des sommes importantes, jusqu’à 18 % du Pib aux Etats-Unis ! – sert à financer cette part de sur- promesse trompeuse.
L’industrie pharmaceutique va même jusqu’à inventer des maladies qui n’existent pas pour pouvoir prescrire des médicaments inutiles (par exemple soigner la maladie imaginaire de la suractivité infantile). Le développement de l’industrie alimentaire dans le domaine des pseudos “alicaments” repose sur un ressort identique. Les géants de l’alimentaire qui sont à l’origine de l’obésité créent en même temps des produits anti-obésité. Cela s’appelle gagner sur les deux tableaux. Le propre de la surpromesse est d’exagérer les bienfaits d’un produit pour le vendre plus cher et d’en minimiser les méfaits. L’industrie du tabac qui n’a pas hésité à payer des études pour nier la nocivité de la cigarette en est un exemple caricatural. Comme la rente, la surpromesse prélève indûment de la ressource dans le système. Le contraire de la démarche “low cost” qui elle restitue de la ressource aux ménages.
Le cancer des externalités
La non-prise en compte des externalités par les entreprises – c’est-à-dire des conséquences négatives de leur activité sur leur environnement proche ou lointain – est une plaie à long terme du système. On est typiquement dans cette mécanique quand un éleveur de porcs en Bretagne, déversant son lisier dans les rivières, pollue les eaux des nappes phréatiques et rend les plages environnantes inhospitalières, nécessitant des interventions financées par les contribuables ou des surcoûts pour les consommateurs. Cette problématique ne concerne pas que l’écologie.
Quand une banque prend un risque et que c’est la collectivité qui prend en charge les pertes au nom du “too big too fail”, on est dans la même logique de privatisation des profits et de socialisation des pertes. Idem dans le domaine alimentaire où par exemple Mac Donald ou Coca-Cola font des profits extraordinaires alors qu’elles contribuent à l’épidémie d’obésité. Face à ces situations, il faudrait généraliser l’application du principe “pollueur-payeur”, faute de quoi on va se retrouver face à des dérives colossales du système en matière de santé publique et d’environnement, sans parler du réchauffement climatique. Ce serait de l’intérêt même des entreprises de contribuer à réparer les effets négatifs de leur activité, cette démarche positive pouvant même s’avérer profitable en ouvrant de nouveaux débouchés.
L’anémie de la mondialisation
La Chine est le pays du capitalisme le plus sauvage que l’on puisse imaginer : surpromesses, rentes de situation, inégalités. Tous les excès du système capitaliste s’y retrouvent. Pékin a compris tous les bénéfices que la Chine pouvait retirer de la mondialisation sauvage en rendant difficiles par toutes sortes d’obstacles les importations, à l’exception des matières premières et des produits de luxe plus des machines-outils, et se constituant un avantage compétitif asymétrique via la sous-évaluation du yuan pour doper leurs exportations. Résultat : une aspiration des emplois occidentaux par la Chine à hauteur des excédents commerciaux chinois. Et aujourd’hui forts de leur “trésor de guerre”, les Chinois font leur marché pour racheter les entreprises.
Face à des Occidentaux qui les ont laissé se constituer des réserves colossales, les Chinois ont formidablement exploité notre manque de lucidité payé par une destruction considérable d’emplois et d’activité chez nous. Avec la complicité des grandes multinationales américaines et européennes. Or ce commerce asymétrique qui est à l’origine de la stagnation économique à l’Ouest – assurément une plaie du système – a été compensé par le recours à l’endettement massif qui a trouvé avec la crise sa limite. Et c’est la double peine pour les entreprises occidentales qui restent concurrencées par les chinoises et qui trouvent de moins en moins de débouchés sur place. On atteint la limite de cette mondialisation avec une Europe qui s’est engluée dans une monnaie unique pour des pays à économies très différentes. Cela fait des années que l’Europe reste désarmée dans la guerre internationale des monnaies.
La septicémie de la finance
L’un des problèmes principaux auquel on se heurte est qu’on n’essaie pas de trouver des solutions à la crise économique et sociale mais on essaie de protéger les banques et les financiers des conséquences de cette crise. On se trompe gravement de cible. Cessons de protéger la finance comme si elle était “le sang de nos économies”. Bien au contraire, le trading vampirise l’économie… Les banques ne jouent plus leur rôle de transformation de l’épargne en investissement et de prêts aux entreprises.
Elles finissent par jouer en partie un rôle parasitaire. Si on veut trouver des solutions à la crise, il faut arrêter de voir la situation à travers le prisme des financiers, des banquiers centraux et des ministres des Finances et réfléchir aux problèmes de l’économie réelle, de l’industrie et des services. Or depuis 2008 on ne cherche pas à sauver l’économie mais uniquement à sauver les banques en réinjectant des liquidités dans l’économie. On donne de l’argent aux Grecs non pas pour sauver la Grèce mais pour sauver les créanciers de la Grèce. On a une vision biaisée du système et de sa crise car on la voit à travers les yeux des banques.
Or ces dernières ont elles-mêmes naturellement un regard biaisé par leurs propres intérêts. Il faut absolument changer de lunettes ! Les seuls pays qui ne voient pas tout à travers le prisme des banques et qui s’intéressent en priorité à leur économie réelle sont bien sûr la Chine et les pays émergents comme le Brésil, la Turquie, l’Argentine. Ces pays ne confondent pas l’intérêt général et l’intérêt des banques. Et ne cherchent pas à sauver ces dernières au détriment de leur économie et de leur population.
La calcification du système
Le système s’autodétruit en se dévorant lui-même. Objectivement, il se trouve dans une impasse : la croissance s’affaiblit, le pouvoir d’achat diminue pour la majorité des individus, le système de protection sociale – la santé, la retraite – risque de voler en éclats. Ce système sans croissance, statufié, rigidifié, n’a pas d’avenir, comme on le voit avec l’exemple du Japon. Avec des risques sociaux et politiques. Le système est en train de se calcifier. Je n’annonce pas l’apocalypse. Mais comme le dit Anne Lauvergeon, ces perspectives nous ramènent aux fondamentaux : l’énergie, l’eau et la nourriture. Or même sur ces trois points, la direction prise ne va pas dans la bonne direction, comme on le voit avec la flambée des prix alimentaires.
Personne, hormis quelques économistes et observateurs isolés, n’a pris conscience de l’ampleur des problèmes. L’analyse des maux du capitalisme n’a pas encore atteint le cerveau de nos dirigeants, les seuls qui ont compris le système ce sont les Chinois et ils l’exploitent à leur bénéfice. Les autres n’ont pas compris. Au niveau du gouvernement en France, la prise de conscience n’est pas non plus à la hauteur. Cela dit, la sensibilité au fait que le système ne tourne pas rond est plus forte qu’auparavant. La taxation à 75 % est peut-être symbolique mais elle témoigne à cet égard d’une prise de conscience des dangers du creusement des inégalités.
Et c’est un bon signal. Cela ne traduit pas comme on le dit une “haine des riches” de la part du gouvernement, puisqu’il écarte par ailleurs l’outil de travail de l’ISF. De même, la relance du projet d’une “class action” à la française va dans la bonne direction pour rééquilibrer le pouvoir entreprises/consommateurs dans l’intérêt même des sociétés. Là aussi, c’est positif. Mais si le nouveau pouvoir s’arrêtait là, ce serait absolument insuffisant. Or tout se tient : si on n’assainit pas l’activité des lobbyistes, on ne mettra pas fin aux rentes ou aux surpromesses, au surpoids des banques et à la mondialisation sauvage. Mon espoir est que le système capitaliste retourne aux bases qu’il avait posées après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il était stabilisateur, pacifique et créateur de richesse et de bien- être, bref que l’on retrouve les Trente Glorieuses.
Bio express
Eclectisme
Le parcours d’Henri de Bodinat (64 ans) témoigne de son éclectisme. Diplômé d’HEC et de l’IEP de Paris, admis à l’ENA, il préfère continuer ses études à Harvard où il obtient un doctorat en business administration. Il entre en 1976 chez Arthur D.Little, cabinet de conseil en stratégie et fonde avec Jean-François Bizot le magazine Actuel et la station de radio Radio Nova. Après avoir occupé des postes de premier rang chez le publicitaire Saatchi and Saatchi France, CBS Records France, Sony Software Europe, au Club Méditerranée, il crée en 1998 le groupe Musisoft devenu Next Music avant de rejoindre à nouveau Arthur D.Little. En 2009, il crée un fonds d’investissement spécialisé en Télécom, Internet et Média, Time Equity Partners. Henri de Bodinat est l’auteur de plusieurs ouvrages de management dont Une stratégie de l’offre : gagner la crise et l’après-crise. Les 7 plaies du capitalisme est son deuxième essai après L’Etat, une parenthèse de l’histoire.
Par Philippe Plassart