Leonard Cohen a deux visages, celui de mes 20 ans et celui d’aujourd’hui. Entre les deux il n’existe pas. Entre ces deux temps, rien. Comme s’il était disparu avec le vinyle qui tournait dans l’appartement des étudiants avec qui je demeurais en 1970 et qu’il m’était réapparu, l’autre soir, au Colisée, vieilli et inchangé dans mon regard embué.
Deux visages, un jeune et un vieux. Une même voix, une même sonorité, une même émotion. Plus violente. Plus émouvant, l’homme vieilli. Cette façon qu’il a de fermer les yeux en chantant, possédé, de tomber à genoux devant ce qui, de la vie, est trop grand, trop intense. Cette voix grave qui creuse un sillon dans le cœur. Cette humilité devant le talent des autres qu’il écoute tête découverte.
J’étais là, intensément, touchée au cœur et triste de ne pas comprendre chacune des paroles, confrontée à mon mur du son. Touchée au-delà des mots que je trouverais le lendemain, sur le Net, atteinte dans ce qui se dégageait de la présence de cet homme, de la beauté des voix des choristes, de la virtuosité des musiciens. Il y avait du sacré dans l’air.
Je regardais par moment la foule recueillie, tous ces visages qui brillaient doucement dans la pénombre, comme des veilleuses, et qui me rassuraient. Tout n’est pas perdu. Des milliers de personnes savent encore se taire, se laisser émouvoir, se sentir exister sans crier, sans s’étourdir. Être là, sans se sauver dans la fureur et le bruit.
Merci, Leonard Cohen