Les Sarraus blancs
Du blanc ! Que de blanc à perte de vue, censé apaiser les esprits mais à en réduire un arlequin à la plus grande des prostrations. Même le peu d’individus, daignant parcourir cette pièce,
recouvrent leur jolie carnation par de longs sarraus dégarnis de la moindre coloration. Quelle espèce d’arriéré a bien pu décider de les accoutrer ainsi ? Sûrement dans un instant de démence
absolu. L’aboutissement de cette idée d’artiste incompris s’apparente à une sorte de secte où tous les affiliés orchestrent étonnamment le moindre de leur déplacement. Pour couronner leur
ridicule accoutrement ils se chaussent de factices espadrilles confectionnées dans un mince plastique bleuté.
En face de moi, une lamentable horloge qui peine à afficher l’heure ainsi qu’un téléviseur qui devait être à la pointe de la technologie il y a une vingtaine d’année. Une émission ultra
culturelle comme on en voit de plus en plus défile sur ce vieil écran mal réglé, la thématique consiste à étaler ses problèmes sexuels devant des millions de téléspectateurs, la frigidité pour
les uns, l’impuissance pour les autres. Je suis donc réduit à ce choix des plus ardus: suivre un débat inintéressant et surtout insonore ou contempler les aiguilles défilées en espérant qu’elles
tiennent encore quelques temps.
Mais cette passion soudaine pour l’horlogerie me monte à la tête, le faible «tic tac» du début s’est lentement altérer pour se transformer en coups de burin résonnant dans mon crâne tel un
jacquemart ayant décidé de me rappeler l’heure toutes les secondes. Très vite une horde de soldats m’envahit écrasant leurs croquenots à pas ordonnés prenant ma cervelle pour un champ de
bataille. Des gouttes de sueur s’écoulent le long de mes joues jusqu’à finir leur course le long de mon encolure.
Un grincement retentit soudain derrière moi me délivrant de l’invasion, une jeune sénégalaise, vêtu d’une tunique aux milles couleurs égayant ce lieu sinistre, fait enfin une apparition. Ses
cheveux enveloppés dans un long turban, de larges anneaux suspendus à ses lobs, son cou orné de colliers en bois et tous ces pigments qui s’émanent d’elle ne suffisent à dissimuler l’épuisement
difficilement caché dans son regard. Elle abrite dans le creux de ses bras un nouveau-né pleurant toute les larmes de son corps chétif regrettant la tiédeur et l’apaisement de son modeste univers
maternel. Elle s’assoit en face de moi, ne trouvant pas la force de parler, se contente d’un hochement en guise de bonsoir. Mon attention se dépose alors sur cet Être si petit qu’il tiendrait
dans la paume de ma main. Comment cette minuscule bouche peut elle brailler aussi fort ? Ses hurlements, semblables à un coup de tonnerre s’abattant sur mes tympans, interrompent instantanément
la pause des soldats. Le combat commence, la foudre s’abat tandis que les bombardements s’écrasent sur la fosse postérieure mettant à mal tout le système nerveux. La température augmente
intensément faisant suinter l’épiderme. De fines gouttelettes s’écoulent le long de la crevasse formée par mon dos maintenues par une mince couche de duvet. L’anarchie prend place !
Un nouveau grincement, une nouvelle entrée, le début d’un défilé ? C’est un homme, le visage maculé de crasse lui donnant un effet cuivré, les cheveux huileux reflétant la lumière des néons, les
fringues crasseuses teintées à la façon des tenus de camouflages militaires.
En un instant l’odeur de la piquette bon marché mélangée à la transpiration macérée pendant de longues semaines vient m’envahir les narines. C’est maintenant mon organe olfactif qui est touché.
Cette émanation qui remplit la totalité de la pièce doit pourtant lui sembler insipide. Contrairement au bambin non content de se trouver là, il est venu chercher asile. Sa voix éraillée fait
éruption, ce n’est pas après moi qu’il marmonne ni après la jeune mère, il entame simplement ce qui s’avère être un monologue incompréhensible. Je ne suis pas sûr que lui-même comprenne le fond
de son discours. Les mots se mélangent, se croisent, fusionnent sans donner un sens réel à son ensemble. Les fantassins relancent l’assaut, c’est dorénavant la guerre mondiale. Puanteurs,
hurlements et bourdonnements déflagrent ma boîte crânienne en y installant la discorde puis le chaos. Le vacarme assiège mon conduit auditif dégradant le peu de perception qu’il me reste. Le
filet d’eau formé dans ma colonne vertébrale ressemble à présent à un torrent détrempant tout sur son passage, mon cœur s’emballe heurtant de coup régulier ma cage thoracique tandis que mes mains
moites tentent de s’agripper à mon jean empoignant avec lui la peau collée dessus. Mes doigts se crispent, craquent comme si les phalanges implosaient. Je ne sortirais pas indemne de ce
traquenard !
Où sont passés les médecins ? Je les imagine derrière la cloison donnant des pronostics sur la chance qu’aura éventuellement leur futur cobaye de jouer la prochaine manche. S’ils ne débarquent
pas rapidement c’est d’un légiste dont ils auront besoin pour examiner ma dépouille. Peut être sont ils occupés à déchiqueter les poumons d’un cancéreux, de perfuser, d’administrer des injections
en tout genre, de soustraire une tumeur au cerveau, de soigner un tuberculeux, d’opérer un malade ou seulement en train de patienter devant la machine à café.
Au secours !!! J’ai besoin d’aide, je n’ai plus d’emprise sur mon corps tremblant démesurément. Mes pieds immergés essayent périlleusement de décoller du sol. Je tente de faire ressortir un
hurlement du plus profond de mes entrailles mais pas un son ne parvient à mes lèvres.
Quelle est cette odeur immonde qui vient de faire surface ? Mon voisin plié, la gueule dans la poubelle régurgite le picrate qu’il a englouti toute la journée.
C’en est trop ! Faut que je bouge, que je puise l’énergie qu’il me reste pour me redresser et éviter le carnage. Les toilettes ! J’avance à grand pas, les jambes flageolantes, attrape le levier
du robinet et le fait couler à fond pour ensuite balancer ma tête bouillante dans le lavabo. Je m’attendais à jouir d’une rémission mais la flotte ne m’est pas d’un grand renfort. Il me faudrait
un allié pour ne pas perdre face. Je sors, j’avance, rentre, traverse et parcours la pièce, tourne en rond cherchant un moyen de fuir de ce purgatoire. Je brûle, je sens l’enfer débarder ses
flammes, le malin a décidé de prendre part au casse-pipes !
Je devrais déclencher l’alarme à incendie, appeler la cavalerie, je ne tiendrais pas encore longtemps à repousser l’attaque ennemie.
Une issue, la sonnette, pourquoi je n’y ai pas pensé ? Mon poing s’écrase dessus à plusieurs reprises. Personne n’arrive. N’y a-t-il aucune âme qui vive ?
Je me retourne et reste figé face au petit Être qui s’apparente désormais à un maudit diablotin torturant la pauvre femme sans défense tandis que le déguenillé s’est affalé sur un banc succombant
à l’affrontement contre le tord-boyaux.
Subitement la grande porte s’ouvre, le débarquement a finalement lieu, me libérant d’une bataille déjà perdue d’avance. Un homme au fameux sarrau blanc prononce mon nom. Le soulagement me
submerge, je souffle, reprend haleine et pénètre dans l’autre salle. L’armistice est signé !
Texte déposé à l'INPI