Dépasser l’ici-maintenant de l’image. Quand la photo de famille s’affranchit de ses codes, hors des représentations définies généralement par une approche lissée et policée de ses acteurs et des situations vécues dans des lieux tout autant normalisés, le basculement ainsi opéré ouvre le champ de la photographie à un réel élargi, réel qui n’est pas sans poser problème tant il brouille les données perceptives et cognitives des images. L’album de famille se construit toujours dans les limites de l’acceptable, du présentable, ou mieux encore dans l’idéalisation et, par quelque effet de recouvrement, l’album de famille dissimule la part d’ombre susceptible d’habiter sous son toit, écarte de son récit ce qui perturbe ou contredit le bon déroulement de l’histoire.
Peut-on dire alors que ces images immédiates, transparentes, où l’on reconnaît l’autre, tout autant que l’on se reconnaît soi-même, ne seraient que mensonges ? Certes, la respectabilité et la non transgression qui l’emportent du côté de la mise en scène, de la falsification générale devraient permettre de douter de leur témoignage, mais de fait, la construction d’un monde en tout point conforme à nos désirs n’est rien d’autre que la définition même du cinéma avancée par Jean-Luc Godard dans Le Mépris. Du coup la part de consentement et d’adhésion projective l’emporte sur toute considération morale. Le mensonge, la faille, la part d’ombre ne sont que les conditions d’existence de ces images, leur essence. Sans ce mensonge initial point d’album familial.
Bernard Demenge reprend à son compte cette réalité, non pour en exhumer les fantômes, mais comme territoire, motifs devenus objets de capture, investigation scopique, attention particulière au détail, à ce qui peut faire faille, faire douter de l’intégrité des images… Tout se passe comme si l’album devenait une réalité matérielle contingente, presque vivante et dont on pourrait s’emparer comme un peintre le fait de son motif, pour un travail photographique. Ré appropriation par le regard où l’image court en permanence le risque de sa désintégration, la démarche ainsi opérée éclaire un deuxième angle souvent rendu aveugle dans les images, celui des temporalités multiples. On le sait avec Georges Didi-Hubermann, les images sont habitées de temps divers, certains précèdent sa réalisation, d’autres se dilatent pour apparaître tardivement, et ensuite que toute image est un maillon temporel en devenir permanent.
Du particulier à l’universel.Fragmentaire dans le récit familial et individuel, l’album de famille se construit par agrégation, adjonction, cohabitation. Ses manquements et ses absences n’en composent pas moins un paysage humain, une carte mosaïque composite où le particulier se transforme en attitudes, gestes, situations partagées et communicables, où les contingences de sa production initiale laissent place à l’émergence d’un grand tout.
Par ses archives revisitées, Bernard Demenge nous donne la possibilité d’un dépassement projectif. Il démultiplie les ressources de l’image, creuse au coeur de leur ambivalence, transforme ses motifs par recadrage, grossissement. Bref, il retrouve une nouvelle iconicité à des images fondée principalement sur une pulsion scopique, pour arracher coûte que coûte des indices susceptibles de réactiver un nouveau récit, élargi cette fois-ci à toutes les images du monde. L’actualité, le fait divers, le cinéma, l’Histoire paraissent s’être donnés rendez-vous. Du même coup l’indicible, le dissimulé, ou encore l’inconscient perceptif ambusqués dans les images font l’objet d’une quête méthodique et attentive. Ce qui s’exacerbe dans les photographies de Bernard ressemblent tellement aux dispositions de notre regard, à sa projection affective. Du même coup, le plain pied imaginaire à portée de regard nécessite une ouverture de ce regard, une disposition particulière adressée au spectateur.
Du vernaculaire à l’artistique. Une image sans qualité, sans intention artistique peut-elle faire oeuvre ? Évidemment non si on la considère telle quelle. Si la question est ancienne déjà (Marcel Duchamp), les réponses apportées aujourd’hui restent à inventer. Pour Bernard Demenge, il ne s’agit évidemment pas d’exhumer une image pour ses caractéristiques et son intégrité documentaire ou esthétique. Pas de réévaluation conforme à l’ici-maintenant de l’image, pas de reconnaissance de l’image en soi. Non, Bernard Demenge travaille aux forceps, malmène la coquille fragile de l’image pour en extraire, dans ce qui ressemble à un méta langage, des rumeurs, des cris rentrés, des soubresauts, du ravalé… bref, tous les petits et grands naufrages que le fait divers véhicule, que les images, années après années ont sédimentés dans le fond de nos imaginaires.
Du coup la descente prospective du photographe dans ses albums devient projective pour le spectateur. Le vernaculaire s’évanouit dans le déficit informatif créé, dans le déplacement du particulier au général et cette instabilité de l’image est la condition même de l’artistique. Fussent-elles pauvres quant à leurs indices, les images de Bernard occupent dans l’imaginaire un champ entier de préoccupation. Mais, sur le fond, ce qui se joue reste improbable, indécidable, invérifiable, aussi la dimension artistique ne saurait se penser en dehors de ce mouvement permanent dans les images et j’oserais dire, des images elles-mêmes, car contrairement au dogme de la fixité, l’image n’a de cesse de s’agiter. Contrairement à la post-modernité, ces images ne procèdent jamais de la citation et pourtant, en échos plus ou moins distants et répétés, le bruit du monde résonne en elles. Alain Marsaud le 30-11-2012