Tibet (13) Mais pourquoi donc visiter le Tibet ?

Ma nuit est un peu difficile aux 4100 m où nous sommes ; je me réveille parfois en sursaut avec l’impression d’étouffer et une vague sinusite. Les gamins terreux sont là dès le réveil, tellement émoustillés de curiosité qu’ils n’hésitent pas à écarter les pans des tentes pour se repaître de notre vue. L’un d’eux met même la main dans le sac ouvert de Michel pour voir ce qu’il y a dedans ! Quelques-uns sont beaux, les traits réguliers, le corps robuste.

Après l’en-cas, nous voici repartis sur les chemins pour la journée. Le soleil est vite trop chaud et nous fait transpirer malgré un courant d’air constant et glacé qui coule du col. Casquette vissée sur la tête, lunettes de glacier autour des yeux, cols relevés sur la nuque, nous nous protégeons de l’astre implacable qui fera tourner les ombres presque à la verticale tout le jour. Pourquoi, dès lors que c’est physiquement pénible, venir au Tibet ? Ce pays rude connaît des contrastes peu faits pour nos habitudes tempérées et notre constitution. Je réponds : parce que le paysage est immense. C’est un océan de montagnes et de vallées dont les vagues sont les sommets et les creux rivières et pâturages. Parce que nulle part ailleurs on ne peut voir un ciel aussi profond, bleu turquoise. Parce que les nuages ne sont pas de ce blanc fumeux de nos contrées, mais éclatants et glacés. Parce que l’air y est comme du cristal, accusant les traits, sans illusion ni brume, rendant les choses telles qu’elles sont, sans fard ni flou. Une telle lumière est une leçon de dureté, première étape vers la probité, donc vers la vérité. Océan de montagnes élevées, océan de sagesse (ce que signifie en mongol le terme dalaï-lama), y a-t-il coïncidence ? Peut-être : il y en a bien une entre la lumière directe de la Grèce et l’exigence de vérité de ses habitants antiques !

Pourquoi venir au Tibet ? Parce que les petites fleurs bleues de la touffe à mes pieds, que je regarde pendant que j’écris ceci sur mon carnet, sont aussi romantiques que les yeux des enfants de Goethe. Parce que les gens, bien que simples, rudes et peu lavés, sont directs, malins et pittoresques. Et que leurs superstitions mettent un peu d’étrange dans notre matérialisme. Ce matérialisme terre à terre à l’occidentale que les Chinois importent militairement et idéologiquement. Le Tibet nous rappelle peut-être qu’on ne vit pas que de confort et de gadgets, mais aussi de rêve et de fraternité.

Enfin parce que le bouddhisme ne cherche pas à convertir à l’adoration d’un dieu jaloux et souverain, mais à éveiller la conscience de chacun, à son rythme et à son niveau, par une série d’étapes graduelles. Du plus superstitieux au plus spirituel. Le renoncement permet de maîtriser les pensées afin d’atteindre calme intérieur et vue pénétrante ; la compassion, étape ultérieure, permet de dépasser le jeu des apparences, la notion d’ego ou d’entités objectives pour s’éveiller à la nature ultime des choses qui est jeu infini de relations transitoires - ce qui permet de comprendre que la souffrance est due à l’ignorance parce que l’homme croit que tout est fixé éternellement alors que tout change sans cesse ; la vision pure propre au Vajrayana, adoptée au Tibet, effectue la synthèse des étapes précédentes qui sont celles du Petit puis du Grand véhicule, pour reconnaître en tout être la nature de bouddha et en tout phénomène la pureté originelle. Et puis parce que la transmission du savoir a ce côté humain et efficient que les Grecs avaient déjà adopté comme le meilleur : le mentor – ici le gourou. La formation dispensée par un gourou n’est pas un savoir de secte ou un programme de simples connaissances : c’est un éveil. Elle consiste à faire prendre conscience au disciple de sa propre réalité intérieure, ce qui détermine son développement et le cours de sa vie. Un gourou ne peut donner que ce qu’il a lui-même réalisé, il est un exemple vivant et un guide. Il ne borne pas la transmission de son savoir au seul domaine intellectuel ou scolaire mais va aux sources profondes du pouvoir spirituel grâce à la pratique de méditation. Avec l’imposition de traditions plus scolastiques par les Chinois, l’initiation aux traditions risque de dégénérer en rituel superficiel – tel est peut-être le risque le plus grand pour la culture tibétaine !

Faut-il pour cela « boycotter » les Jeux Olympiques ? A mon avis non, pour deux raisons.

La première est philosophique, les Jeux sont une trêve dans la lutte de tous contre tous, la promotion d’un état d’esprit chevaleresque porté par le sport, qui est la tentative de l’humanité de se dépasser dans une saine compétition.

La seconde raison est cynique – mais réaliste :
- les grandes marques de sponsoring tiennent à la tenue des Jeux et diront aux sportifs de la fermer, sauf événementiel bien médiatique - mais au final seulement - comme le poing tendu des Noirs à Mexico;
- la raison d’État calme d’office tout Président, d’autant plus que Nicolas Sarkozy va présider aussi l’Europe et que le tout-médiatique l’a échaudé dans les sondages. Le Tibet n’est pas un enjeu personnel, il sera probablement “suiveur”;
- la naïveté, l’ignorance, le zapping, l’indifférence à ce qui n’est pas son petit confort, feront que le “bon peuple” de la petite bourgeoisie de province française (si bien décrite par Stendhal il y a un siècle et demi) fera comme d’habitude : banderoles et manif (le degré zéro de l’expression politique) et hop ! on passe à autre chose, le festival de Cannes, la dernière StarAc, le match de foot. Pas de pétrole au Tibet… é pi cé tous des étrangé (vite, une banderole !).
- les intellos vont se faire mousser, comme toujours - mais qui écoute leurs virevoltes ? Le droâdelomisme est une religion comme une autre quand la conviction ne s’accompagne de pas de la vertu d’exemple et du souci de comprendre l’autre (exemple les zozos de Zoé, devenus “victimes” récemment “libérées” - on aura tout entendu !)

Quant au Tibet, malheur à lui ! Le Progrès en marche (merci Marx et Mao) est en train d’éradiquer l’une des plus vieilles cultures au monde. Mais après tout, la Révolution française a bien coupé la tête aux statues de Notre-Dame et écrasé les cathos dans le sang, en Vendée. Avant d’aller porter “la bonne parole” par le fer et par le feu dans toute l’Europe… puis dans le reste du monde sous prétexte de “mission civilisatrice”. Et les instits, « hussards noirs de la République », ont interdit à coups de canne sur les doigts, les fesses et sous les genoux, de parler « patois » à l’école durant deux génération. Les Chinois communistes ne font que suivre la même voie, vous savez.

Et nous aurions des leçons à leur donner ? avec “bonne conscience” d’être sûr d’être dans le « bon droit » ? Foutaises à mon avis. Mais ce n’est que le mien.