Psychologue à l’Insep, Meriem Salmi accompagne de jeunes sportifs et raconte leur rapport à la compétition, à la souffrance et à l’exposition médiatique. Dans son bureau, elle a vu défiler des centaiqnes de sportifs de haut niveau. Elle a écouté leurs doutes et essayé de comprendre leur fonctionnement. Meriem Salmi est psychologue clinicienne à l’Institut national des sports et d’éducation physique (Insep) depuis douze ans. La plupart des médaillés français aux Jeux olympiques de Londres sont issus de ce centre d’excellence.
Avant cela, celle qui a toujours évolué dans le milieu sportif s’est aussi occupée d’adolescents en difficulté, en prison et dans des quartiers de Seine-Saint-Denis. Elle a aussi dirigé des centres de soins en addictologie à Paris. Son expérience et sa connaissance des champions of- frent une plongée passionnante dans leurs pensées.
Après douze années passées à l’Insep, pensez- vous que les champions sont des gens comme les autres ?
Le sport, c’est un monde particulier, le temps y est ré- duit et instantané. Nous sommes dans le monde de la performance et de l’action. Aller toujours chercher plus haut, plus vite et plus fort [la devise olympique, ndlr] est une philosophie qui est largement ancrée. C’est une logique d’élite, non pas intellectuelle mais sportive. Avec du coup, des comportements d’élite, ce qui nécessite beaucoup d’intelligence. Ils ne peuvent pas se permettre d’être idiots. Ils le paieraient tout de suite extrêmement cher. L’opinion publique n’associe pas souvent sportif de haut niveau et intelligence…On commence à s’intéresser aujourd’hui à d’autres formes d’intelligence que celle liée à l’intellectuel. Il y a aussi l’intelligence émotionnelle, la capacité d’adaptation à un environnement au sens large du terme.
Les sportifs de haut niveau sont en permanence en train de s’adapter : à l’entraînement, en compétition, à la vie en général. C’est être intelligent qu’être ca- pable d’apprendre et de s’adapter en permanence. En plus de s’entraîner physiquement, le sportif de haut niveau doit aussi se préparer psychologique- ment à dépasser des situations extrêmement dures. Il doit apprendre à aller plus loin et être capable de se remettre en question, sans lâcher prise lorsqu’il est en difficulté. Et l’apprentissage est toujours une période de ma- laise : lorsqu’on apprend quelque chose, il y a un toujours un moment où on ne sait pas faire. Ces athlètes acceptent cette situation parce qu’ils savent qu’ils vont la dépasser.
Quelle est la différence entre un excellent athlète et un champion ?
Même si ce n’est pas encore validé scientifiquement, je crois qu’il existe une différence « psychologique » entre sportifs de haut niveau et de très haut niveau.Les champions apprennent extrêmement vite. Ils sont capables de mettre immédiatement en appli- cation ce qu’on leur dit. C’est une intelligence dé- multipliée, liée à la perception. Certains athlètes qui viennent dans ce bureau me scotchent. Au bout de deux ou trois rendez-vous, ils finissent toutes mes phrases. C’est impressionnant. Pas mal de champions viennent de milieux relativement défavorisés…Rares sont ceux qui s’en sortent après des parcours très difficiles, voire dramatiques. Ceux qui s’en sor- tent sont des gens exceptionnels et le sport ouvre sur la résilience. Il faut le rappeler car on entend souvent la phrase : « Prendre des coups, ça rend plus fort ». C’est faux. Il n’y a que les gens qui n’ont pas pris de coups qui disent cela.Parce que la plupart ne s’en sortent pas.
Vous venez d’évoquer tout ce que les sportifs de haut niveau ont en plus que les autres. Mais quel est le revers de la médaille ?
Se confronter à la difficulté pratiquement tous les jours, avec deux entraînements quotidiens et des études à suivre en parallèle, c’est difficile. Surtout lorsqu’on doit, en plus, gérer l’éloignement familial, les contre-performances, les blessures graves, les moments où on ne trouve tout simplement pas de solution… La quête de la performance peut devenir une obsession. Il faut être bien accompagné pour ne pas y laisser sa peau. Mon travail est d’aider les athlètes à prendre de la distance, de les empêcher de se laisser happer.
Bien sûr qu’il y a de la souffrance, des cas de dépression, des troubles psychopathologiques. Mais ce n’est pas le sport qui crée la pathologie. C’est un sportif, un contexte, une rencontre. Le sport en lui- même, je ne vois pas comment il pourrait la créer.
Les sportifs de haut niveau sont-ils plus en souffrance que le reste de la population ?
Il faut être prudent, nous n’avons pas aujourd’hui les éléments scientifiques pour répondre à cette question.J’ai participé une fois à un colloque avec un psychiatre qui travaillait avec des étudiants de grandes écoles. J’ai fait mon intervention et il m’a soufflé qu’il allait dire les mêmes choses que moi. Nous avons, tous les deux, affaire à des populations d’élite. La concurrence et le rythme sont effrénés. Les sportifs de haut niveau sont sans cesse en dé- placement et doivent encaisser les compétitions à répétition. Cette situation amènera évidement des situations anxiogènes qui peuvent déclencher de réelles souffrances. Mais il y a aussi plus de bonheur. Les champions ne sont pas des masos. S’ils font du sport, c’est parce qu’ils vivent des moments de joie intense. Et ce n’est pas le cas pour tout le monde.
N’avez-vous pas l’impression que l’Insep, comme le sport français, défend le culte de la performance ?
L’objectif d’une institution comme l’Insep reste de former des champions olympiques. Mais ce que nous vivons sur le terrain, ce sont d’abord de vraies aventures humaines. Evidemment qu’il y a des problèmes à l’Insep, mais de là à dire que les entraîneurs n’ont en tête que les médailles, c’est faux. J’ai vu des coaches pleurer parce que leur athlète n’était pas bien ou parce qu’il était blessé. Ils se disent : « Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi est-il blessé ? »J’ai entendu des entraîneurs dire qu’ils avaient été nuls. Quand il y a des conflits entraîneurs-athlètes, les entraîneurs ne sont pas bien et les athlètes non plus.
Beaucoup de sportifs parlent de « sacrifice » pour évoquer leur carrière…
C’est vrai que l’on entend parfois ce mot-là. Des athlètes vivent des situations de frustration réelle et objective. Ils ont aussi des besoins et des désirs. Lors de périodes de doute, ils se demandent si tout ça vaut le coup. Mais ne faut-il pas accepter de faire temporairement le deuil de certaines envies pour accéder à quelque chose de passionnant et fascinant ? Une athlète qui ne s’est pas qualifiée pour les Jeux olympiques m’a demandé si ça valait la peine qu’elle reparte pour quatre ans, sans avoir l’assurance de participer aux Jeux en 2016. Je lui ai répondu qu’elle avait raison de se poser cette question mais qu’elle n’aurait jamais la réponse. J’aimerais bien la lui donner, mais je ne l’ai pas. L’interrogation doit donc plutôt être : suis-je prête à m’engager, avec tout ce qu’il y a derrière ce mot- là, pour quatre nouvelles années ? Le haut niveau n’autorise pas de positionnements en demi-teinte. Le soutien de la famille est aussi essentiel. Pour la plupart, ils sont issus de famille de sportifs ou, en tout cas, avec une culture sportive. S’il n’y a pas de soutien, c’est difficile à gérer.
Existe-t-il des personnalités qui ne sont pas faites pour la performance ou qui ne sont pas capables d’assumer le succès ?
Un sportif peut parfois atteindre ses propres limites. Il m’est arrivé d’entendre : « Finalement, le sport de haut niveau, ce n’est pas ça que je veux. J’ai perdu le plaisir. »La passion peut parfois se révéler dévorante. A l’Insep, nous ne sommes pas au foot. Peu de sportifs gagnent de grosses sommes d’argent. S’ils restent, c’est uniquement parce qu’ils sont des amoureux de sport. Du coup, en cas de défaillance, ils peuvent se retrouver dans des situations très culpabilisantes parce qu’ils ont l’impression de ne pas avoir le droit à l’erreur. Le sport, ce sont des victoires, mais aussi des échecs, de grosses déceptions à encaisser.
On rencontre pas mal d’exemples d’athlètes ayant mis fin à leur carrière très tôt. Etes-vous confrontée à la perte du plaisir chez les sportifs ?
Le plaisir est à l’origine de tout. C’est ce qui fait qu’un sportif devient un athlète de haut niveau. Cette émotion est essentielle car elle est le moteur de sa motivation. Tout à l’heure, je discutais avec un athlète qui a décidé d’arrêter sa carrière. Il m’a dit :« Je ne ressentirai plus jamais ces sensations- là, ce sentiment de réaliser quelque chose d’exceptionnel ! »Et c’est vrai. Les champions sont comme nous. Nous ne pouvons plus avoir 20 ans, et eux non plus. D’ailleurs, avoir plusieurs fois 20 ans dans sa vie, est-ce si intéressant que cela ?
L’obsession de la performance est inhérente au sport de haut niveau. Ne risque-t-elle pas d’être déportée vers d’autres aspects de la vie à la fin d’une carrière ?
C’est ce qu’on entend souvent mais je n’ai pas vu beaucoup d’« addicts » à l’Insep. Ça existe bien sûr, mais plus l’arrêt de carrière est préparé, moins on a de soucis.
On a souvent tendance à opposer les footballeurs qui gagnent plein d’argent et multiplient les bêtises au reste du monde olympique…
Il n’y a pas d’un côté les bons et, de l’autre, les mau- vais. N’importe quel athlète peut péter les plombs. Mais c’est toujours une minorité qui fait des bêtises. Des bêtises qui, d’ailleurs, ont un sens. Pour moi, une manifestation de violence ou d’agressivité, même verbale, est un signe de souffrance. Des gens qui font le mur, je pense qu’il y en a quand même pas mal. Le problème, c’est qu’on médiatise ces bêtises. Cette exposition est difficile à vivre : les sportifs peuvent se faire interpeller, insulter dans la rue. Je ne vois pas en quoi la médiatisation est intéressante. J’ai débuté mon métier en travaillant avec des foot- balleurs. C’est effectivement un milieu particulier, qui me fait rire. Un jeune de 12 ans est un jour venu me voir, accompagné d’un adulte. Au début, je pensais qu’il était de sa famille. Mais non, c’était un agent. J’ai expliqué à ce dernier que je ne savais pas ce qu’il allait pouvoir négocier avec moi, puisque je n’avais pas d’argent. Mon point de vue, c’est qu’il faudrait que ces footbal- leurs soient mieux accompagnés. Les footballeurs professionnels sont très exposés médiatiquement. Ils sont donc plus exposés à la critique. C’est une pression supplémentaire. Difficile à gérer. On demande à ceux qui portent le maillot de l’équipe de France de se comporter en modèles, cela me semble justifié mais il faut les aider en ce sens, en développant un accompagnement encore plus performant plutôt que de juger. Après, il ne faut pas tout leur passer. Nous avons un rôle éducatif. On doit pouvoir reprendre des sportifs de haut niveau comme n’importe qui, comme on pourrait le faire dans une famille, parce que dans certaines situations nous devons fonctionner comme une famille de substitution. Il ne s’agit pas de remplacer les familles, mais cer- tains d’entre eux ils finissent par vivre plus souvent avec leur « famille sportive » qu’avec leur famille réelle.
Le sport de haut niveau devrait donc avoir valeur d’exemplarité ?
Je le pense. Peut-être parce que je suis à l’ancienne [rires] ! Je crois qu’il est important de préserver des valeurs. Quand un athlète arrive ici et qu’il présente un comportement qui me semble inadapté, ça ne va pas le faire [rires]. Donc on reprend, il se relève et on enchaîne sur des choses plus sympathiques. Ce qui caractérise les gens ici, c’est l’intelligence. Ils savent vraiment ce qu’ils veulent, cherchent à progresser. L’essentiel, c’est qu’on se comprenne. Mais je pense qu’il ne faut pas laisser passer. On arrive sinon à des situations où ils vont se retrouver en difficulté. J’ai écouté des milliers d’histoires dans ma carrière. Quand il n’y a ni cadre ni repères – et là, je ne parle pas d’autoritarisme – c’est une catastrophe. Voir de grands champions s’enlacer amicalement alors qu’ils viennent de se battre, c’est quand même chouette. Dans la vie de tous les jours, c’est rare de voir deux adversaires se prendre dans les bras et se respecter.
La jeunesse est-elle la même qu’il y a dix ans ou les sportifs d’aujourd’hui sont plus matures ? Quand on parle du foot professionnel, on dit souvent que c’était mieux avant, que les joueurs sont moins bien élevés maintenant…
Les jeunes sportifs sont aujourd’hui plus alertes, avertis et ouverts sur le monde. Notre travail est aussi de leur montrer l’exemple. S’il y a parfois eu des défaillances chez certains, c’est aussi parce que nous n’avons pas toujours été à la hauteur, nous les plus anciens. J’ai la chance d’avoir en face de moi des gens brillants. Quand je leur explique les choses avec sincérité, ils écoutent. Ils ne sont pas toujours contents de ce que je leur annonce, mais ça se passe très bien.