Attention, l’humour est en danger ! Evidemment pas celui qu’on nous propose habituellement, où nous sommes dans le mépris : rire d’un enfant qui tombe, rire d’un passant ridiculisé par un animateur agressif, rire des défauts des autres, voire d’un pantalon qu’on descend pour montrer son derrière.
Bref, tout ce qui est « rire aux dépens de », une expression qui signifie que l’autre souffre, que l’autre est mal à l’aise ; tout ce qui est méchant (les notions de gentillesse et de méchanceté sont-elles encore de mise ?).
A ce propos : on a beau m’affirmer que la vogue des interviews méchantes et agressives va passer, qu’elle commence à lasser, je m’aperçois que non seulement on continue à persécuter les victimes consentantes de certaines émissions télévisées, obligées d’en passer par là pour vendre leur création, mais qu’on prolonge cette façon de faire de plus belle. Ceci autant que l’humour qui blesse sont des détournements de pouvoir au sein des médias, des impostures, des usurpations. Sous le couvert d’une recherche de la plus grande audience (pour vendre, pour l’argent, pour le profit, nous sommes d’accord, pas pour le plaisir de se voir classé numéro un), on flatte ce qui abaisse l’être humain et non pas ce qui le grandit, lui donne sa valeur.
Mais à côté de ces dérives, existe un autre humour, le vrai, celui dont parle Guy Bedos dans la préface à Saladin « Les migrations de Djeha » : « L’humour est une façon de résister », celui dont Tony Mayeur dit fort justement : « L’humour est un déguisement sous lequel l’émotion peut affronter le monde extérieur. » Ou encore plus terrible cette phrase d’Eugène Ionesco dans « Notes et Contre-notes » : «Où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité, où il n’y a pas d’humour, il y a le camp de concentration. »
Cet humour donne la faculté de prendre de la distance. C’est pourquoi on l’appelle « second degré ». Il ne méprise pas, il ne regarde pas de l’extérieur en jugeant, en exécutant, mais il englobe la personne qui en est l’auteur elle-même dans l’objet de son rire ou de son sourire. Je ris de tel travers, mais je sais bien que j’y succombe aussi, semblent dire ces humoristes-là.
A l’époque de « Dimanche-Musique », nous répondions souvent aux détracteurs de notre arrivée souriante sur les antennes si sérieuses de la radio nationale par une citation, qui ne m’est plus jamais sortie de la mémoire : « Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.» C’est une des maximes du Duc de La Rochefoucauld, qui vivait au XVIIe, un siècle qui n’avait rien à envier au nôtre sur ce plan ! Plus proche, Hermann Hesse ne dit rien d’autre dans « Le loup des steppes » : « Tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne. »
Mais que se passe-t-il aujourd’hui ? Avant de reposer cette question, je dois signaler qu’échappent sans doute au champ de cette interrogation tous ceux et toutes celles qui dans leurs contacts sur internet ponctuent leurs écrits de « lol » (laughing out loud) et de « mdr » (mort de rire) – même si aujourd’hui c’est devenu un peu ringard !
Je reprends : Qu’est-il donc arrivé pour que l’humour soit battu en brèche de façon aussi évidente ? A force d’avoir été manipulés, bêtifiés, insécurisés par le climat général et relayés par bien des médias, a-t-on tant simplifié les choses qu’il ne reste que le choix entre « c’est drôle », parce que je comprends tout de suite, parce que c’est bête et méchant, parce que le gag est visible immédiatement et « ce n’est pas drôle », parce que je ne saisis pas tout de suite la drôlerie, parce que cela touche des sujets graves, parce que je ne comprends pas ?
Si l’humour s’appuie sur l’intelligence, sur la tolérance, sur la compréhension, même et surtout si c’est pour dénoncer des erreurs, des faiblesses, des injustices, c’est donc un signe de la supériorité de l’homme face à ce qui lui arrive. Mais non seulement l’humour ponctue cette compréhension de la vie, il peut surtout être une connivence entre les êtres ; une manière de se comprendre avec pudeur. En conclusion, j’aimerais remettre en mémoire cette affirmation d’Albert Einstein, qui semblait bien s’y connaître en choses relatives : « La seule chose absolue dans un monde comme le nôtre, c’est l’humour ».