JUNGLE
Matin et toutes choses au monde
posées
à la distance idéale du duel.
On a choisi les armes,
toujours les mêmes,
tes besoins, mes besoins.
Celui qui devait compter un, deux, trois, feu
était en retard,
en attendant qu’il vienne
assis sur le même bonjour
nous avons regardé la nature.
La campagne en pleine puberté,
la verdure se dévergondait.
Loin des villes Juin poussait des cris
de sauvagerie triomphante.
Il sautait s’accrochant
de branche d’arbre et de sensations
en branche d’arbre et de sensations,
Tarzan de court métrage
pourchassant des fauves invisibles
dans la petite jungle d’une histoire.
La forêt promettait des oiseaux
et des serpents.
Abondance venimeuse de contraires.
La lumière tombait catapulte
sur tout ce qui n’était pas lumière,
et la splendeur érotomane dans sa fureur
embrassait même ce qui n’était pas l’amour,
et jusqu’à ton air morose.
Dans la petite église personne
à part son nom pompeux, Libératrice.
Un Christ affairé comptait
avec une passion d’avare
ses richesses :
clous et épines.
Normal qu’il n’ait pas entendu
les coups de feu.
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MON DERNIER CORPS
C’est à toi, Soudain, que je m’adresse.
À toi, Soudain nourri de rêve,
beau gosse, d’une bravoure folle,
enfant bâtard de causes inconnues,
qui préserves
du Rare la rareté,
montrant une granitique indifférence
pour la passion lascive, douloureuse,
que nourrit pour toi la Fréquence.
Étincelle du frottement têtu
d’une attente contre un renoncement,
que tu abreuves de carafes et de soifs
sans recours aux sources, aux fontaines.
Temps venu de Dieu,
petit corps
qui accumules ta force monstrueuse
en accumulant des lenteurs,
Messie en un seul mot,
séisme qui abats
nos Invariables antisismiques,
c’est à toi, Soudain, Intercession porteuse du monde,
que déchirée je m’adresse
pour que tu viennes délivrer
mon dernier corps ici-haut
délivrer
sa palpitation asservie
des mains du plus cruel
du plus sanguinaire
du plus paranoïaque des maîtres que j’ai eus
nommé debout-assis
debout-assis
debout-assis…
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SYNDROME
En regardant le tableau de Picasso «Le rêve»
J’ai accroché ce tableau comme appât
pour ma compacte platitude
souhaitant que morde un étirement démolisseur,
j’y vois une mine
qui puisse faire sauter tout entière
ma compacte platitude.
Assise la fille dort.
Assis
on s’abrite mieux dans son corps,
on est plus prêt à devenir plus soi-même :
à rêver.
L’anatomie du transcendant
a permis au corps
des arbitraires de chair.
La fille dort
tandis que derrière sa robe défaite
se lève l’un des seins
pour nourrir la soustraction vorace.
La résistance du cou brisée,
la tête libérée se pose
telle une oreille souriante sur l’épaule
qui se moquant de la symétrie,
se relève bien plus haut que l’autre,
accumulant l’audace.
La fille écoute son existence :
déplacements clandestins furtifs,
une translation de l’Être
un peu plus par ici, plus par là,
les postures se réapprovisionnent en postures.
Le nez, ligne droite verte
dépassant sa fin avec indifférence,
se jette entre les yeux et le front,
se perd dans les cheveux
vaisseau sanguin de l’intime.
Une moitié de bouche à sa place
l’autre moitié plus haut,
sourire d’asymétrie ;
comme un tabouret boiteux,
où poseront le pied pour descendre
de leurs voitures en mousseline,
passagers de mousseline,
les rêves de la fille.
Les bras du fauteuil
prennent subconscience : ils ploient, épousent
mollement la taille de la fille,
car même les fauteuils le savent,
tout rêveur est secoué
on a même vu des rêves
qui vous flanquent par terre.
Moi mon nez
se termine pile au bout.
Le sang n’atteint pas l’intime.
Et mes épaules
toutes les deux symétriquement tombantes.
Cela fait longtemps que je n’ai pas parlé de rêves
privée de temps
privée de rêves,
privation symétrique.
Mes épaules
toutes les deux symétriquement tombantes.
Endurer pareille privation
je me dis que c’est peut-être un rêve.
Peut-être un rêve
ces rêves dont je suis privée.
Un rêve peut-être même
si par lui je suis dénudée de mes rêves.
Peut-être un rêve,
une graine dans mon sommeil qui se balade
et question matrice, Dieu y pourvoira.
Je le bois lui qui n’est pas potable,
pour au moins rêver du mot
je ne demande pas la moindre Preuve
de ce que voilà un rêve que je suis privée de rêves.
Avant de parler toute Preuve
exige d’être payée en rêves.
Et des rêves pour payer
une Preuve de plus
j’en suis privée.
Ma mère Pression est morte jeune
et l’argile que je suis, l’argile que je suis
me pousse à me briser.
Ça va durer longtemps, dit-elle, ce sacrifice
de la mort pour que toi tu vives ?
Et me voilà privée de rêves à modeler
dans une argile qui protège ma matière.
Et puis rêve qu’est-ce que ça veut dire ?
De quoi donc suis-je privée ?
C’est sans doute ce que l’argile
doit contenir
pour ne pas se briser,
c’est sans doute les passagers de mousseline,
dans leurs voitures en mousseline.
Rêve ça veut dire
aile de sommeil en cire
qui s’éprend du soleil et fond,
feuilles en équilibre admirable
qui paraissent posées sur les branches
alors qu’on voit bien
qu’il n’y a pas d’arbre,
c’est entendre chanter des oui par milliers
dans la gorge du non.
Rêve ça veut dire
qu’il n’y a ni frontières
ni gardes sévères et soupçonneux.
Qu’on entre aisément dans quelqu’un
sans halte-là ni qui vive.
Nul après-midi n’est venu
qui ne soit devenu soirée.
Mais rêve ça veut dire
que vient un après-midi
qui ne deviendra pas soirée,
que vient un rêve
qui ne deviendra pas quelqu’un,
que vient quelqu’un
qui ne deviendra pas rêve,
halte-là, qui vive.
Je me suis trop étalée dans ces définitions
et pleurer sans boussole est dangereux.
Garde au moins pour moi, mon Dieu,
tout ce qui est mort.
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SIGNE DE RECONNAISSANCE
Statue de femme aux mains liées
Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi aussitôt je te donne le nom de femme.
Tu décores un jardin public.
De loin tu nous trompes.
On te croirait légèrement redressée
pour te souvenir d’un beau rêve,
et prenant ton élan pour le vivre.
De près le rêve se précise :
tes mains sont liées dans le dos
par une corde de marbre
et ta posture, c’est ta volonté
de trouver quelque chose qui t’aide
à fuir l’angoisse du prisonnier.
On t’a commandée ainsi au sculpteur :
prisonnière.
Tu ne peux
peser dans ta main ni la pluie
ni la moindre marguerite.
Tes mains sont liées.
Ce n’est pas seulement le marbre qui te garde
comme Argus. Si quelque chose allait changer
dans le parcours des marbres,
si les statues entraient en lutte
pour conquérir la liberté, l’égalité,
comme les esclaves,
les morts
et notre sentiment,
toi tu marcherais
dans cette cosmogonie des marbres
les mains toujours liée, prisonnière.
Tout le monde t’appelle aussitôt statue
et moi tout de suite je t’appelle femme.
Non pas du fait que le sculpteur
a confié une femme au marbre
et que tes hanches promettent
une fertilité de statue
une belle récolte d’immobilité.
À cause de tes mains liées, que tu as
depuis que je te connais, tous ces siècles,
je t’appelle femme.
Je t’appelle femme
car tu es prisonnière.
Kiki Dimoula, Le Peu du monde, suivi de Je te salue Jamais, préface de Nikos Dimou, traduction de Michel Volkovitch, Poésie/Gallimard, Poésie/Gallimard, n° 457, 224 p, 6,50 €, p. 50.
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LE PLUS PROCHE
Encore ignorants du monde semble-t-il
et de ses lois, de jeunes oiseaux
malgré tout déjà fatigués
car les ailes ne sont pas un bienfait
un privilège sans chute
me demandent à moi, qui ça moi,
où se trouve la branche la plus proche
pour se poser.
N’importe quoi. Si je savais
où se trouve le Plus Proche
et qu’il existe un comparatif
pour le Proche inexistant,
je courrais l’attraper la première,
tout entier sans partager,
et les oiseaux les priorités la justice
pourraient tous crever
– solidarité, branches cassées.
Ils n’ont qu’à demander, ces oiseaux
à la grande Expérience
pour entendre ce qu’elle m’a dit à moi
lorsque abattue par une fatigue sans ailes
je lui demandais pour me poser où se trouve
l’arbre le plus proche.
N’importe quoi, a ricané
la grande Expérience : si je savais
où se trouve le Plus Proche
je sauterais dessus la première,
pour l’avoir tout entier sans partage,
et toi tu pourrais crever
car l’arbre le plus proche
c’est ta mort et ma vie.
Kiki Dimoula, Mon dernier corps, traduit du grec par Michel Volkovitch, édition bilingue, Arfuyen, 2010, pp. 26 à 29.
La version originale de ce poème est disponible en pdf (liens de téléchargement ci-dessous).
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Kikí Dimoulá est née à Athènes en 1931.
En 1949, elle est entrée en 1949 à la Banque de Grèce où elle a travaillé pendant vingt-cinq ans.
En 1952, elle publie son premier livre, Poèmes.
En 1954 elle épouse le poète Àthos Dimoulas, qui mourra en 1986.
Elle a reçu en 1989 le Premier prix d’État pour son recueil Je te salue Jamais.
Elle est l’auteur d’une douzaine de recueils de poèmes et de deux essais. Elle a été traduite dans les principales langues occidentales.
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Bibliographie
L’ensemble des ouvrages de Kiki Dimoula est paru aux Editions Ikaros.
Poésie
Poèmes, 1952
Ténèbres, 1956.
Par contumace, 1958.
Sur les traces, 1963.
Le peu du monde, 1971.
Mon dernier corps, 1981.
Je te salue Jamais, 1988.
L’adolescence de l’oubli, 1994.
Minute d’ensemble, 1998.
Bruit d’éloignements, 2001.
Verdure de serre, 2005.
Déplacés à côté, 2007.
Prose
Le mythe joueur, discours de réception à l’Académie, 2004.
Hors programme, proses, 2005.
Traductions françaises
Mon dernier corps, choix de textes, trad. Michel Volkovitch, Cahiers grecs, 1995.
Du peu du monde, choix de textes, trad. Martine Plateau-Zygounas, La Différence, 1995.
Je te salue Jamais, trad. Michel Volkovitch, Desmos/Cahiers grecs, 1997.
Anthologie de Kiki Dimoula, trad. Eurydice Trichon-Milsani, L’Harmattan, 2007.
Mon dernier corps, bilingue grec-français, traduit par Michel Volkovitch, Éditions Arfuyen, 2010.
Le peu du monde suivi de Je te salue Jamais, trad. Michel Volkovitch, coll. Poésie-Gallimard, 2010.