« LES
IMAGES »,
cinquième partie de l'entretien de Pierre Vinclair avec Matthieu Gosztola
pour saluer la naissance de L’Empereur Hon-Seki
de Pierre Vinclair & PieR Gajewski
dans le corridor bleu, grâce à
Charles-Mézence Briseul.
Avec la participation de PieR Gajewski et Charles-Mézence Briseul.
— Matthieu Gosztola : Si
j’ai évoqué le souvenir de films dans une précédente question, ce n’était pas
par gratuité. Ce livre me semble se construire au centre d’un réseau dense,
extrêmement ramifié, de souvenirs filmiques. Est-il né de la lecture que tu as faite de certains films ? Dans L’Armée des chenilles, tu glisses
énormément d’allusions à d’autres livres, mais aussi à des films. Dans ton
recueil paru chez Flammarion, tu fais vivre, de façon extrêmement détournée, un
jeu vidéo, comme tu le rapportes à Florence Trocmé, lors d’un entretien
qu’elle a publié sur Poezibao.
L’image nourrit-elle en profondeur ton travail ?
— Pierre Vinclair : Même
si le livre ne comporte pas d'allusion précise au cinéma, comme c'était le cas
dans L'Armée des chenilles, j'écrivais L'Empereur Hon-Seki en
même temps que je découvrais les films de Narusé (« Nuages d'été »),
de Nomura (« L'été du démon ») ou de Mizoguchi (« Les 47
rônins »). J'ai également été assez marqué par la vision, quelques années
plus tôt, de « Dolls » de Kitano, ou plus récemment de « Still
walking » de Koré-éda. Je ne sais pas dans quelle mesure cela m'a
influencé, mais c'était là les premiers films que je regardais dans une optique
disons « ethnologique », je veux dire en essayant de percer à travers
elles l'espèce d'énigme qu'était pour moi, qui venais d'y arriver, le Japon.
Pour autant, il me semble qu'en ce qui concerne ce livre-ci, ce sont plutôt des
perceptions directes qui ont nourri mon travail : être présent à la
cérémonie d'anniversaire de l'empereur, me promener dans le sanctuaire
d'Asakuni, entendre les employés des épiceries crier « irasshaimase »
(bienvenue), se perdre dans les rues de Tokyo, assister à des scènes.
— Matthieu
Gosztola : L’impulsion de l’image, qui a toujours quelque chose
de mémoriel, de ludique, d’ironique et d’onirique, suscite-t-elle chez toi
l’écriture ?
— Pierre Vinclair : En
un sens, c'est tout à fait le cas : comme tu l'as parfaitement remarqué,
j'aime à dialoguer avec les images, et même plus, écrire à partir d'elles –
comme les films de L'Armée des chenilles, ou les photographies de JF
Devillers dans un petit livre que nous venons de finir. Ces deux cas sont un
peu différents, du reste : dans le premier il s'agit plutôt de faire appel
à une « culture populaire » commune, à un lieu commun, alors
que dans le second cas il s'agit plutôt de constituer ce lieu commun dans le
dialogue – qui ne va jamais de soi – entre le texte et l'image. Dans les deux
cas, il y a un potentiel poétique de l'image qui me fascine : l'image
montre tout, sans jamais rien dire (Wittgenstein conceptualise très bien la
différence entre dire et montrer dans le Tractatus). Cette opposition
entre dire et montrer est un véritable défi pour la littérature, qui prétend montrer
quelque chose, mais par les phrases – plutôt que de simplement dire
(tout à l'heure, je disais que j’espérais que l'empereur chante plutôt qu'il ne
parle).
Mais en un sens seulement : car à côté de « l'impulsion » de
l'image, en plus d'elle, il y a la concurrence de l'image, et le défi
qu'elle pose à qui écrit. Et des questions : prétend-on depuis Nadja
que la photographie rend la description littéraire caduque ? Y a-t-il au
contraire des choses que la littérature peut mieux montrer que la
photographie, ou que le cinéma ? Il y a bien des « scènes » dans
L'Empereur ; pourraient-elles être jouées, seraient-elles plus
conformes à ce qu'elles doivent être si elles étaient jouées plutôt
qu'écrites ? (Et qu'est-ce que ce genre de questions peut bien vouloir
dire ?) En tout cas, il y a un point, je crois, où la littérature va plus
loin que l'image, où le dire peut montrer plus que la monstration
elle-même : c'est justement le flou, l'indistinction dont on parlait tout
à l'heure. Car la monstration montre au moins ce qu'elle montre. Mais une
métaphore, une phrase, un paragraphe, qu'est-ce que ça montre ? Et
lorsque l'on ôte la ponctuation, tout le potentiel que cela libère et qu'il
revient au lecteur de fourrer dans le texte, toutes les visions que le texte
contient comme des possibles – est-ce que l'on peut dire que cela relève du
« montrer » ?
— Matthieu Gosztola :
Aussi,
faire appel à des dessinateurs dans l’enceinte même de tes livres (c’est le cas
de tes deux dernières parutions – au Corridor
Bleu –), est-ce façon également de signifier cette importance, extrême me
semble-t-il, qu’a l’image pour toi ?
— Pierre Vinclair : Impulsion
et défi, oui, l'image est importante pour moi : elle est l'autre de la
littérature, l'autre d'où elle provient parfois, qu'elle essaie de rejoindre,
de doubler (dans les deux sens du mot), son interlocuteur, son confident et son
ennemi. Aussi, si j'aime à travailler avec des artistes de l'image – la
calligraphe Yukako Matsui, le dessinateur PieR Gajewski ou le photographe
Jean-François Devillers – c'est qu'ils m'apportent exactement cette altérité
qui me questionne et me nourrit. Je ne travaille pas du tout avec eux comme
avec des collègues : je ne comprends rien à ce qu'ils font. Tous leurs
choix me semblent étranges, m'intriguent, me passionnent. Je les regarde comme
des magiciens, qui font des tours avec un jeu de carte que je croyais
connaître. J'apprends à leur contact. L'image est mon institutrice.
— Matthieu
Gosztola : Ce livre me semble établir des liens profonds avec 影武者 (Kagemusha,
l’Ombre du guerrier) d’Akira Kurosawa, film japonais
réalisé en 1980. Est-ce
surinterprétation de ma part ?
— Pierre Vinclair : J'aime beaucoup Kurosawa, dont j'ai vu quelques
films, mais celui-là... Je ne l'ai pas vu !
— Matthieu
Gosztola : Les dessins présents dans ce livre tirent également
leur force de leur taille. En effet, il n’aurait pas été, ce me semble,
possible d’envisager ce livre dans un format différent. Et il faut saluer ici
chaleureusement le travail d’éditeur de Charles-Mézence Briseul. En effet, le
livre est d’une grande beauté matérielle. Tout est à sa place. C’est comme si
la matérialité du livre répondait parfaitement à son contenu. Aussi, j’ai
vraiment l’impression que c’est une œuvre à trois : toi, le dessinateur et l’éditeur. Car la dimension
matérielle apporte une sémantique supplémentaire, une sémantique qui joue avec
les deux autres (graphique et linguistique). Et si le livre est une parfaite
réussite, c’est aussi du fait de l’adéquation pleinement aboutie de ces trois
sémantiques, qui, sans jamais s’opposer, baignent chacun des mots dans une
nappe de nuances. Comment s’est construite l’élaboration matérielle du
livre ? As-tu émis des souhaits particuliers quant à sa conception ?
— PieR Gajewski : Comme je le soulignais,
ce projet est le fruit d’une envie des trois parties de faire un « beau
livre » ainsi que d’une confiance mutuelle et absolue dans le travail de
chacun. Contrairement au récit, nous sommes tous bien restés à notre place avec
notre identité propre. Il faut saluer le travail de Charles-Mézence Briseul qui
a effectivement le souci de faire des livres aussi bien que possible. Pour ma
part, mes exigences se bornaient essentiellement à un papier assez épais pour
que les beaux noirs ne transparaissent pas. Nous avons également échangé sur la
maquette en elle-même et sur l’emplacement des illustrations dans le
texte : devaient-elles apparaitre avant la scène décrite ou après ?
Enfin, je considère effectivement le format choisi par Charles-Mézence comme un
cadeau fait à ses auteurs, à lui-même et surtout aux lecteurs.
— Charles-Mézence Briseul :
Tout d’abord merci, Matthieu, pour tes remarques fort aimables qui me vont
droit au cœur. Il est vrai que nous avons, tous les trois, pas mal pensé et
débattu, le long d’un fil de discussion numérique, Pierre vivant à Shanghai,
PieR à La Rochelle et moi à La Réunion, de ce que pourrait être L’Empereur Hon-Seki en tant qu’objet.
J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir bénéficier à la fois de leurs conseils et
de leur écoute. Nous avons pu ainsi décider ensemble d’un format quelque peu
atypique, du choix de marges généreuses pour privilégier le confort de lecture,
de l’usage de lettrines pour annoncer chaque chapitre en place et lieu des
chiffres traditionnels qui délimitent ici seulement les trois parties qui
composent le texte et enfin de l’emplacement des illustrations. Le résultat
semble à la hauteur de nos espérances et je tiens à les remercier de m’avoir
accordé une place importante dans l’élaboration de ce livre que nous avons
dénommé « conte graphique » car les images, comme tu le soulignes
toi-même, possèdent leur propre grammaire et participent pleinement au récit au
lieu de seulement l’illustrer.
©Poezibao, Matthieu Gosztola, Pierre
Vinclair.
On peut télécharger un fichier pdf de l’intégralité de cet entretien : Téléchargement Entretien Pierre Vinclair version intégrale