Monsieur Richard Dupierreux, critique d’art au journal Le Soir, Bruxelles
Cher Monsieur Dupierreux,
La bêtise est un spectacle fort affligeant mais la colère d’un imbécile a quelque chose de réconfortant. Aussi je tiens à vous remercier pour les quelques lignes que vous avez consacrées à mon exposition.
Tout le monde m’assure que vous n’êtes qu’une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention. Il va sans dire que je n’en crois rien et vous prie de croire cher monsieur Dupierreux en mes sentiments les meilleurs.
Magritte
3 mai 1936 - 135 rue Esseyhegem, Jette Bruxelles
Ce mot savoureux de Magritte fait réponse à la critique du sieur Dupierreux paru dans le Soir concernant l'exposition qu'il partage avec Paul Delvaux au Palais des Beaux Arts à Bruxelles début 1936. Dans le même temps, sa première exposition personnelle à New York à la galerie Julien Levy connait un grand succès.
La condition humaine II - René Magritte - 1935
La lettre de Magritte à Dupierreux est en fait une copie que le peintre envoie à André Breton avec lequel il entretient de longue date une correspondance épistolaire soutenue et parfois houleuse. A cette missive, Magritte joint une coupure de presse de la critique fort peu flatteuse qui l'irrita au point de ressentir le besoin d'y répondre avec autant d'humour et de piquant. En voici un extrait assez explicite :
Coupure de presse du Journal Le Soir Bruxelles - Critique de
Richard Dupierreux concernant l'exposition Surréaliste
au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles
Les relations tendues des Surréalistes avec la presse ne sont pas nouvelles. Dès 1934, Dupierreux se montre virulent envers l'exposition collégiale Minotaure au Palais des Beaux Arts de Bruxelles. S'il ne prend même pas la peine de citer son concitoyen Magritte, il égratigne avec véhémence les surréalistes parisiens Ernst, De Chirico, Dali, Tanguy.
La mauvaise presse des Surréalistes belges est liée à leur singulier sens de subversion et de mise à mal des institutions. En effet, revues artistiques et littéraires, dans les années 20 et 30, sont les premières cibles de ces joyeux fauteurs de trouble. Quant à la presse quotidienne qui les découvre avec retard, elle préfère ignorer le mouvement et ne fait par exemple aucune mention de la première exposition personnelle de René Magritte à Bruxelles en 1927.
L'échelle de feu - René Magritte - 1939
La lampe philosophique - René Magritte - 1936
L'hostilité manifeste à laquelle font face les Surréalistes belges trouve sa source dans le fonctionnement idéologique même du mouvement : refus total de compromission et radicalité de la subversion des images préconisée par Paul Nougé et René Magritte. Devant cette intransigeance, Richard Dupierreux déclare en 1938, que cet art est déjà largement démodé. La Nation Belge, journal conservateur dans lequel la montée du nazisme semble recevoir un écho positif, pointe du doigt les oeuvres surréalistes "produits décadents et faisandés", "produit de l'art dégénéré". Les libéraux comme dans Le Matin cantonnent le surréalisme à une plaisanterie d'humoristes talentueux. Le Soir persiste dans ses comptes-rendus malveillants, reprochant à Magritte ses études puériles, son introspection superficielle dont la véritable fin en soi ne serait qu'un amusement futile sans profondeur ni fondement intellectuel.
La perspective amoureuse - Magritte - 1935
Le portrait - René Magritte - 1936
Après guerre, dans la presse, Magritte devient un symbole facilement identifiable, un archétype pictural du mouvement surréaliste sans pourtant parvenir à une meilleure appréhension de son oeuvre. L'entendement de ses réalisations demeure partielle, amputé de la dimension profondément humaniste et tragique de sa propre conception de l'art. La presse persiste à dénigrer sa volonté de subversion et à tourner en ridicule ses intentions les plus dérangeantes.
La véritable reconnaissance ne vient qu'à partir de 1950, lorsque le magnat des affaires et milliardaire américain Nelson Rockfeller achète la première version de L'Empire des Lumières. Paradoxalement, c'est le succès commercial qui établit la réputation du peintre. Les critiques d'art sont obligés de plier devant le dollar roi et revoient au fur et à mesure leur avis sur l'oeuvre de Magritte, ne pouvant tout de même de temps à autre s'empêcher de lancer une pique "à ce clown pictural qui se vend bien".