Emmanuelle Pireyre: « Il y a quantité de langages, et le web en fait partie.»
Les romans sur l’ère numérique (Ariel Kenig ou Solange Bied-Charreton le font très bien), oui, mais quid du roman qui serait le web?
Qui représente, qui rappelle dans la forme ‘les Internets‘. Où les chapitres, les intrigues sont comme des écrans, des images que l’on zappe à l’envi. C’est l’objet quelque peu expérimental du roman d’Emmanuelle Pireyre, Féérie générale, récompensé, il y a deux semaines, du Prix Médicis.
Pour en parler, on a retrouvé l’auteur. Ensemble, on évoque l’aléatoire paradoxal du virtuel, avenir de la lecture, de la fiction. En mots et en sons.
Extraits.
Dans votre livre, il y a ce côté très protéiforme. A la fois, on retrouve un ton de conte. On a en début de chaque chapitre comme une présentation, une didascalie qui fait office de synopsis. La distribution. Des sous-titres qui rappellent la typographie propre à l’essai. On a cette sensation constante du collage de techniques. Et c’est un peu à l’image de cette idée du web, qui va remettre en question, exploser les formes.
Votre idée de départ, quelle était-elle?
Oui, mes idées de départ en écriture, en général, correspondent à ce qu’est le monde social. C'est-à-dire que je m’inscris dans une tradition littéraire et qu’en même temps le langage qui m’intéresse, il n’est pas que dans la littérature, il est aussi dans toute la société. On a des tas de textes différents qui m’intéressent tous autant les uns que les autres. Je ne sais pas : les modes d’emploi, les articles scientifiques, les journaux féminins. On a beaucoup de sortes de langage, et le web en fait partie. Et ça a complètement révolutionné nos manières de penser quand même, le web. Cette manière d’avoir sans arrêt accès à l’information, de pouvoir passer d’un sujet à un autre, la manière d’intégrer les images aussi très facilement dès qu’on a un blog. Tout ça modifie nos formes de pensée. On n’est plus face à une seule source d’informations. On a des quantités de sources. On pourrait être complètement noyé, en fait.
C’est ça, l’impression que j’ai souvent. Je me dis qu’on pourrait être complètement submergé par toutes ces informations qu’on reçoit sans arrêt. Mais ce n’est pas ce qui se passe. On recrée notre propre texte à partir de toutes ces choses qui nous arrivent, toutes ces histoires, tous ces amis qui nous arrivent sans même qu’on le veuille, etc. Et ça ne nous pose pas de problème, en fait. On recrée un texte.
Et peut-être que Féerie générale, c’est mon texte à partir de toutes ces données-là.
Comme si vous étiez une espèce de... pas de moteur de recherche mais une recherche tapée par exemple sur Google, qui se meuverait de lien en lien. Comme un crash test, finalement ?
Oui, la question du lien est vraiment quelque chose qui m’importe. Mon cerveau met toujours les choses en lien les unes avec les autres de manière presque maladive. Sans arrêt, je crée des relations. Et il y a beaucoup de relations qui se créent aussi dans tous les langages sociaux auxquels on a affaire dans la société, tous ces textes qui nous arrivent.
Mais en général, quand les choses sont reprises par les médias, les modes de relation sont très souvent automatiques et toujours les mêmes. Et c’est ce qui me peine le plus, en fait. Les associations de pensée vont toujours dans le même sens.
Mon travail en littérature, c’est aussi de recasser ces liens qui sont faits comme ça de manière toujours automatique, dans une certaine bêtise – toujours, on répète les mêmes choses, c’est ça la définition de la bêtise –.
Je recrée des liens différemment, et c’est ça... la féerie. C’est de reprendre les éléments et de créer les liens, des liens inattendus, des liens féeriques ou oniriques ou qui transforment aussi politiquement, à mon avis, un peu les choses.
Par rapport à l’inattendu, ça me fait penser à un passage dans votre roman, où vous évoquez les rencontres issues du virtuel, ces gens qui arrivent dans nos vies. Et vous dites que cette rencontre en ligne crée de l’aléatoire, des affinités inattendues.
Oui, je trouvais ça très intéressant, parce que le désir qui apparaît quand on est en ligne, la relation quand on n’a pas la personne en face de soi est très rapide. Et la littérature, c’est aussi ça. On est en train d’écrire et on s’excite soi-même, tout seul, sur des idées, des histoires. L’écriture créé l’excitation.
Et je trouvais drôle, les témoignages du passage à la «real life». Le moment où on a le corps de l’autre en face de soi et où on réalise que ce n’est pas vraiment ce qu’on voulait. Ou alors, au contraire, on a tellement été passionné, excité par la relation virtuelle que finalement, on ne fait plus du tout attention à quelques détails que, dans la vie courante, on aurait au contraire remarqués. Tout ce rapport m’intéressait. Le passage du virtuel au réel.
D’un de vos personnages, vous écrivez qu’elle travaillait ou tchattait, qu’enfin, on ne savait jamais trop. Est-ce à dire que toute activité, tout travail est absorbé par le virtuel?
Oui, il y a des gens qui disent que quand ils sont au bureau, ils réagissent à leurs mails, à leurs messages, à leur quantité de messages et qu’ils travaillent seulement, une fois rentrés chez eux.
Nos rapports sociaux sont complètement modifiés, par le fait d’être tout le temps en contact. C’est très bizarre.
La littérature, c’est une activité très solitaire, au contraire. C’est intéressant de passer de l’un à l’autre, de ce monde très solitaire, à ce monde où on est complètement en relation tout le temps. J’ai l’impression que j’essaie de le recycler, de recycler l’un avec l’autre. Et sans savoir si ce n’est pas complètement contraire. Je ne sais pas.
Mon livre fait état de la pensée au moment de l’ère numérique. Ca, j’en suis sûre. Même si ce n’est pas vraiment un but que je me suis donné. Le fait que tout ça transforme nos modes de pensée est important pour moi. Et c’est sûr que si j’écris de cette manière-là, c’est l’ère numérique. Peut-être que c’est un peu inquiétant, pour la littérature, telle qu’elle est en tout cas. Peut-être qu’elle va devenir complètement différente et que ce n’est pas inquiétant. Si ça transforme vraiment nos modes de pensée, peut-être que lire, par exemple, va devenir compliqué. Souvent, on n’a pas envie de lire. Quand on a le choix entre lire et regarder une image, on préfère l’image.
La lecture à l’égal de notre lecture du web, du zapping alors?
Oui, c’est tout à fait possible. Je suis assez intéressée par le phénomène du livre numérique. Je me dis que c’est peut-être une forme intéressante d’avoir des livres dans lesquels on peut cliquer sur certains mots, certaines images, pour être en relation avec autre chose. On ne sait pas ce que ça donne. Ce que ça va donner dans nos esprits, tout ça.
Féérie Générale. Emmanuelle Pireyre. Editions de l’Olivier. 2012